Une nouvelle « Pacem in terris »

Une nouvelle Pacem in Terris

par Massimo Borghesi*

« Tous frères », l’encyclique qui vient d’être publiée, doit être lue attentivement pour être bien comprise. Le risque, en effet, est celui d’une banalisation médiatique qui, en se concentrant sur deux ou trois points, réduit le document à une série d’intentions pieuses. Il s’agit, tout d’abord, de préciser l’horizon dans lequel elle se situe: celui d’un monde courant vers les destinées de la guerre. Les papes n’écrivent pas d’encycliques sur la fraternité pour une terre de paix. Pacem in terris de JEAN XXII est sortie quand, avec la crise des missiles à Cuba, on était proche de la troisième guerre mondiale. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, heureusement.

Et pourtant c’est indéniable comme la crise de la mondialisation, l’affrontement de plus en plus insistant entre les blocs (USA, Chine, Russie), les guerres continues menées par des voies intermédiaires, le terrorisme religieux, etc. configurer dans un monde hautement instable, prêt à éclater. Ajoutez à cela s’ajoute les grandes disparités économiques, la tragédie de Covid avec ses répercussions sur les pays les plus pauvres, l’immigration. Le changement d’époque voit, après 1989, l’effritement progressif des cloisons et contrepoids que l’humanité avait sût mettre en œuvre après la terrible tragédie de la Seconde Guerre mondiale: il suffit de penser aux grandes organisations internationales, à la charte des droits universels, au processus d’unification européenne. Tout se décompose: l’ONU, l’UE, le lien entre les États-Unis et l’Europe, tandis que le relativisme culturel tend à exalter le particularisme et l’isolationnisme. L’esprit du temps ramène le manichéisme à la mode sous les deux formes: politique, économique, religieuse. Partout des barrières, une méfiance ancienne, de vieux nationalismes surgissent.

C’est dans ce contexte que François lance le rêve d’une fraternité renouvelée entre les peuples et les individus: fraternité religieuse, politique, économique, sociale. Un rêve semblable à celui de Martin Luther King, dont le nom est mentionné à la fin à côté de celui de saint François, Gandhi, Desmond Tutu, Charles de Foucauld: « I have a dream. » Ce n’est pas un abandon naïf à l’esprit d’utopie, au philanthropique humanitaire, comme se plaignent les critiques du Pape. François est un réaliste qui connaît parfaitement la critique de saint Augustin à la théologie politique, à la confusion entre le Royaume de Dieu et le royaume des hommes. C’est un réaliste, cependant, si le réalisme ne veut pas être cynique, il doit aller au-delà, il doit risquer un projet idéal, il doit s’ouvrir à l’espérance. Le chrétien est un homme d’espérance et non de résignation. Le réalisme authentique est l’idéalisme réel. C’est pourquoi aujourd’hui « Fratelli tutti » représente une pierre puissante dans le marais des idées, de la politique, d’une foi stagnante.

L’encyclique s’adresse à tous – «Tous les Frères» – mais il est indéniable que parmi les premiers destinataires il y a les chrétiens, les catholiques en particulier. Beaucoup d’entre eux, loin d’être des protagonistes du changement, font partie du problème d’aujourd’hui, de ce manichéisme politico-religieux qui caractérise le moment présent. Eux aussi participent, sans en avoir souvent conscience, au grand vent de l’histoire. Dans les années 70, le vent conduit à gauche, à la rencontre et à la subordination du christianisme dans le marxisme. Depuis la chute du communisme, l’esprit du monde s’est tourné vers la droite. Ainsi, en ce moment, face à une mondialisation économique abstraite et souvent violente, dominée par un néocapitalisme sans scrupules, il y a une réaction populiste, la réémergence de nationalismes politico-religieux, la territorialisation de la religion réduite à un facteur ethnique. Il y a le fondamentalisme et le terrorisme au nom de Dieu.

« Fratelli tutti » part du grand Document sur la Fraternité humaine. Pour la paix mondiale et la coexistence commune, en février 2019, signé à Abu Dhabi avec le Grand Iman d’Al-Azhar, Ahmad Al-Tayyeb. Il l’approfondit dans toutes ses implications et le propose au monde comme l’idéal du moment présent. De la fraternité religieuse peut naître une fraternité universelle, un mouvement pacifiste capable de traverser les peuples et les nations. Cela ne peut manquer de s’accompagner d’une révolution culturelle, d’une «nouvelle culture», d’une culture de la rencontre. Une culture « qui va au-delà de la dialectique qui oppose les uns aux autres. C’est un style de vie qui tend à former ce polyèdre qui a plusieurs visages, plusieurs côtés, mais tous forment une unité riche en nuances, car «le tout est supérieur à la partie». Le polyèdre représente une société dans laquelle « les différences coexistent, s’intégrant, s’enrichissant et s’illuminant »(215). Ce sont des affirmations – le polyèdre, le tout est supérieur à la partie – qui sont au centre de la pensée de Bergoglio avant même qu’il ne devienne Pape. De ce point de vue, l’encyclique suppose un fondement culturel précis qui soutient la conception de la fraternité.

Les chapitres III et IV, consacrés  à l’ouverture au monde et à celle du cœur, présupposent une anthropologie relationnelle qui allie personnalisme et pensée dialogique. Les noms de trois penseurs, Georges Simmel, Gabriel Marcel, Paul Ricœur cités deux fois, sont appelés à soutenir la perspective. De même, l’anthropologie polaire de Romano Guardini, présente dans plusieurs parties du document, se révèle fondamentale. C’est l’anthropologie polaire qui permet de mettre en garde contre les fausses « polarisations » d’aujourd’hui, le contraste entre une mondialisation libérale, faussement universalisant, et un populisme particulariste qui fausse le concept de peuple. La loi de polarité, selon François, unit et distingue l’universel et le particulier; reconnaît l’antinomie, la complémentarité dans la différence. Il est proposé comme une solution, sur le plan théorique,  des contrastes féroces du présent.

Une dernière remarque qui permet d’éviter les lectures hâtives et les malentendus. L’encyclique répond également à ceux qui, ces dernières années, ont accusé  le Pape de philanthropique, d’irénisme, d’humanisme. Pour avoir séparé la Miséricorde et la Vérité. Il est bon pour eux de commencer à lire le document à partir des derniers chapitres, à partir du sixième. Ici, selon la « Caritas in veritate » de Benoît XVI, il est possible d’observer un ancrage ferme du dialogue à l’idée de vérité. Une vérité objective, la seule qui permette la reconnaissance rationnelle d’une nature humaine unique et universelle, par opposition au relativisme dominant dans la culture d’aujourd’hui. La vérité, la justice et la miséricorde ne peuvent être séparées. Le Pape répond ainsi à ses critiques de droite qui n’ont cessé, depuis « Amoris laetitia », de l’attaquer. Une réponse qui n’hésite pas, dans le huitième chapitre consacré au dialogue entre les religions, à citer le «texte mémorable» du Centesimus annus de Jean-Paul II: « s’il n’existe pas de vérité transcendante, par l’obéissance à laquelle l’homme acquiert sa pleine identité, dans ces conditions, il n’existe aucun principe sûr pour garantir des rapports justes entre les hommes. »(273)

Qui n’hésite pas, surtout, à  souligner combien l’identité chrétienne est un facteur essentiel du dialogue fraternel avec tous. Pour cette raison, tout en appréciant l’action de Dieu dans les autres religions, « néanmoins, en tant que chrétiens, nous ne pouvons pas cacher que » si la musique de l’évangile cesse de vibrer dans nos entrailles, nous aurons perdu la joie qui jaillit de la compassion, la tendresse qui vient de la confiance, la capacité de réconciliation qui trouve sa source dans le fait de savoir que nous sommes toujours des pardonnés-envoyés. Si la musique de l’Évangile cesse de jouer chez nous, sur nos places, sur le lieu de travail, dans la politique et l’économie, nous aurons éteint la mélodie qui nous a poussés à lutter pour la dignité de chaque homme et femme « . D’autres boivent d’autres sources. Pour nous, cette source de dignité humaine et de fraternité réside dans l’Évangile de Jésus-Christ »(277).

Le rêve du Pape François d’une nouvelle fraternité, dans un monde brisé, trouve ses racines dans la «musique de l’Évangile», dans «l’Évangile de Jésus-Christ». « Fratelli tutti » s’adresse à l’humanité tout entière mais n’oublie pas la racine de l’espérance. Il est bon que les critiques du Pape le sachent et lisent attentivement le texte.

Massimo Borghesi est professeur ordinaire de philosophie morale au Département de philosophie, sciences sociales, humaines et éducatives de l’Université de Pérouse. En 2017, il a publié le volume Jorge Mario Bergoglio. Une biographie intellectuelle, Jaca Book, Milan 2017, qui a été suivie de traductions en anglais, espagnol, portugais, polonais, croate. Les éditions allemande et française sont en cours de publication.
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