Toutes les différences peuvent s’inscrire dans la ressemblance

Un café littéraire a été organisé le samedi 19 février à 14h00 à l’Institut français Constantine. Au cœur de cette rencontre, Mme Sabiha BENMANSOUR autour de son ouvrage : « Au commencement est le paysage », essai sur Mohamed DIB. Très à l’aise et d’une grande simplicité, elle a émerveillé son public sur les valeurs de Mohamed DIB, ses œuvres et son message. Revenant plusieurs fois sur celui du « vivre ensemble ».

SANON: Que pouvons-nous savoir de vous ? Sur vos origines, votre lieu de naissance, votre famille ? Votre profession ? Votre livre (juste ce qu’on peut savoir de vous en guise de présentation pour les lecteurs) ?

Sabiha B. : Je suis née à Tlemcen,au cœur d’une de ces vieilles familles représentatives d’un mode de vie des vieilles cités traditionnelles. C’est mon père qui m’a dès mon jeune âge initiée à l’amour de la lecture et je peux dire que je lui dois tous mes choix en termes de parcours universitaires qui ont  suivi. Actuellement Professeur de langue et de littérature française à l’université Abou Bekr Belkaid de Tlemcen, je me suis particulièrement intéressée dans le cadre de mes recherches à l’œuvre de Mohammed DIB à laquelle j’ai consacré une thèse de doctorat ainsi que nombreux articles. Notamment, j’ai participé très récemment, avec mon  groupe de recherches à Tlemcen, aux travaux d’analyse génétique qui sont menés au sein de l’ITEM/CNRS  à partir des archives de Mohammed DIB déposées à la BnF – Paris. A paraître au cours de l’année 2022.  Conjuguant mon activité d’universitaire avec celle de Présidente de l’Association La Grande Maison, dont je suis membre fondateur, je consacre également depuis plus de vingt ans tous mes efforts à favoriser l’accès à l’œuvre du grand écrivain auprès d’un public large et à en faire découvrir tous les aspects.  Le Prix littéraire Mohammed DIB, né en même temps que l’association et dont je préside le conseil d’administration, vise, sous la symbolique du grand écrivain, à promouvoir les nouveaux talents au sein de l’écriture algérienne.

SANON: Samedi 19 février à 14h00 à l’Institut français de Constantine, vous avez animé brillamment un Café littéraire avec en main votre chef d’œuvre intitulé ; « Au commencement est le paysage, essai sur Mohammed DIB. » Qui est Mohamed DIB ? Pourquoi un tel titre ?

Sabiha B. : Mohammed DIB est un écrivain algérien de langue française. Il fait partie de cette génération d’écrivains qui ont marqué d’un sceau particulier la naissance de la littérature algérienne (au sens le plus entier du terme) et qui, intrinsèquement déjà, s’imposent comme des modèles d’écriture. Son œuvre, immense, est multiple et variée, en termes de genres littéraires comme de thématiques. Mais l’œuvre doit aussi sa richesse à toutes les références culturelles qui la traversent, des références qu’elle absorbe et transforme au service d’un projet multiculturel.  Résolument moderne et inscrite dans une démarche universaliste, l’œuvre de Mohammed DIB est aussi fortement ancrée dans le contexte culturel qui l’a vue naître. Ville natale de l’écrivain et son « premier lieu d’écriture », la vieille cité au riche passé fut pour sa sensibilité le lieu de la découverte du monde, sa première grille de lecture de ce même monde et la base des élaborations littéraires ultérieures. Le titre de l’essai que je lui consacre « Au commencement est le paysage » est emprunté à l’auteur lui-même, et il m’a paru révélateur de cette double dimension que nous pouvons reconnaître à son œuvre : à la fois profondément enracinée dans un socle socioculturel, lui-même produit d’une stratification socio-historique à laquelle il doit toute sa richesse, et dans le même mouvement ouverte à l’altérité –même quand elle est vécue dans l’adversité- et à la dynamique du sens. « Au commencement est ce paysage dont la conscience qu’il dit en avoir le précède, mais aussi une conscience qui s’additionne, au fil de la vie, d’expériences sans cesse nouvelles et élargit en l’enrichissant le champ des représentations.

SANON: Selon vous, la littérature dibienne est résolument moderne et réaliste ? Quand dit-on qu’une œuvre est moderne ? Et réaliste ?

Sabiha B. : Dès lors qu’elle a capacité à s’inscrire avec sa propre singularité dans une forme de conjonction avec les données et problématiques les plus récentes du  champ global de la production littéraire, une œuvre est dite moderne. S’agissant plus particulièrement de l’œuvre de DIB,  nous dirons que cela lui donne justement la capacité d’échapper à des catégories ethnographiques et de faire d’une réalité toujours présente le point sans cesse ré-actualisé, sans cesse déplacé à partir duquel s’engage une réflexion qui ouvre sur une visée universaliste. C’est en ce sens que l’œuvre est en même temps délibérément récurrente mais aussi et surtout à chaque fois novatrice !

SANON: Vous avez parlé de Mohamed DIB en ces termes : « Tlemcen, la réplique extérieure de mes sentiments intérieurs » Que faut-il comprendre par là ? Quel est le lien entre Mohammed DIB et la ville de Tlemcen ? Quelle est la grille de lecture des œuvres dibiennes ?

Sabiha B. : Je disais lors de mon intervention lors du Café littéraire qu’il n’y avait certes rien d’original à affirmer le lien que peut avoir un écrivain à un cadre spatio-temporel qui serait celui de sa naissance et à partir duquel il aurait été amené à construire sa représentation du monde. Indéniablement Dib aura été marqué par son « premier lieu d’écriture » pour reprendre ses propres termes. Mais ce qui nous a paru fondamental c’est de faire de ce lien une donnée essentielle qui s’érige en code d’accès à une dimension intime de l’œuvre, à des réseaux de signification dont les ramifications nous conduisent de l’homme à ses lieux, des lieux à leur représentation littéraire, de la ville comme référence première à son expression métaphorique. C’est en ce sens que nous pouvons comprendre les propos de Mohammed DIB lorsqu’il dit de Tlemcen qu’elle est « la réplique extérieure de son sentiment intérieur ». Un lien qui, faisant de la ville natale sa première grille de lecture, l’assimile à l’image du miroir qui nous renvoie non pas vraiment la « réalité » mais plutôt le reflet qui s’en dégage. Un reflet fluctuant, fruit de la représentation que nous avons de cette même réalité !

SANON : Vous avez beaucoup évoqué la relation avec la langue de l’autre, redites-nous le message dibien en cela.

Sabiha B. : A ce propos, je suis tentée de dire que c’est de « son » Tlemcen que Dib habitera la langue française, que c’est de la relation dialogique qui s’installe entre sa langue maternelle, voix qui l’habite, et toutes ces voix qui lui viennent de l’ailleurs, qu’il offre un modèle d’écriture où toutes les différences peuvent s’inscrire dans la ressemblance. Mohammed DIB compare sa langue maternelle à une partition musicale sur laquelle, lors de son entrée à l’école française, sont venus se surajouter des sons nouveaux, autres, avec lesquels il a appris à composer, qu’il a fini par intégrer et à faire siens. Il explique à ce propos dans un de ses livres « L’Arbre à dires » qu’il sent en parlant « son français manipulé de façon indéfinissable par la langue maternelle » et il ajoute que si « à la suite d’un accident d’une espèce inconnue, la langue française en arrive à se taire en moi, son silence pourrait alors devenir mon silence, parce qu’elle a fait sa demeure en moi.  »

SANON: Comment aidez-vous la jeunesse algérienne à s’approprier les œuvres et le message de Mohammed DIB ?

Sabiha B. : La visée première était d’aider tous nos jeunes à reconnaître dans leur patrimoine un objet de fierté, mais surtout loin d’une vision passéiste et somme toute stérile. A cet effet il s’est agi pour nous « d’inventer » des formes de lecture qui pouvaient leur faire découvrir l’œuvre en conjonction avec leurs propres attentes, leurs questionnements, les contextes de réception qui sont les leurs. Autrement dit, les aider à opérer au cœur de la diversité de l’œuvre « dibienne » une sélection de textes qui leur parlent, qui les interpellent et qui, à la longue les conduisent vers l’œuvre toute entière. Cela prend invariablement forme à travers montage théâtral, expositions photos, réécriture par récurrences thématiques, résidence arts plastiques, etc… Autant d’activités qui, partant de l’œuvre « dibienne » comme donnée de base, l’expriment dans des formes qui la « re-créent » en quelque sorte, qui lui redonnent vie et laissent libre cours à la créativité de tout un chacun.

SANON: Il est ressorti aussi que vous êtes Présidente de l’association « La Grande Maison » Voulez-vous nous la présenter, son origine, ses objectifs, ses acquis ?

Sabiha B. : C’est effectivement à « La Grande Maison » que tout ceci se fait. Une association qui est emblématiquement née à Tlemcen en 2001 et qui a été l’initiative d’écrivains, journalistes, lecteurs critiques, mais aussi profanes, seulement désireux de connaître l’œuvre « dibienne ». Deux objectifs complémentaires ont marqué la naissance de l’association. Le premier était de glorifier le travail dibien, en multipliant les activités pour toucher un public le plus large possible : colloques, lectures, cafés littéraires…Le second, c’est d’assurer la relève en usant de la charge symbolique du nom et de l’œuvre de l’écrivain pour assurer une continuité aux valeurs qu’elle draine, à l’exigence de qualité et de sérieux qu’est la sienne. Ainsi Le Prix littéraire Mohammed DIB, qui en est à sa huitième session, vise sous la symbolique de notre grand écrivain à consacrer les nouveaux talents. Mais il y a aussi tous les travaux qui se font en ateliers et qui ont même, pour beaucoup de nos jeunes adhérents, ouvert des voies vers des projets professionnels dans le monde de la culture !

SANON: Un dernier mot sur DIB et les autres villes d’Algérie ou d’ailleurs.

Sabiha B. : On ne peut pas savoir où on va si on ne sait pas d’où on vient ! Ce qui m’amène à dire que travailler sur une figure marquante de notre patrimoine littéraire comme DIB ne revient pas à en faire uniquement une figure référentielle, mais plutôt à se poser la question du pourquoi et du comment cette œuvre continue à susciter notre intérêt. Autrement dit, dans quelle mesure continue-t-elle à nous parler et en vertu de quoi ? C’est toute la problématique de l’ancrage qui se pose là et qui nous fera dire que c’est précisément parce qu’elle est enracinée dans son propre substrat culturel que l’œuvre a cette capacité à se projeter vers l’avant, à faire de sa quête du sens le lieu de son propre renouvellement … tout le secret du travail sur le patrimoine ne serait-il pas là ?

 

 

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