Thierry Becker : 60 ans au service du diocèse d’Oran

Suite à sa disparition,  nous republions le témoignage du père Thierry Becker


Dès l’année 1957, je me suis trouvé à Oran envoyé par la Marine française pour y accomplir mon service militaire. J’étais déjà séminariste au Séminaire des Carmes de l’Institut Catholique de Paris et j’avais souhaité rester homme de troupe, c’est-à-dire  simple matelot, et je désirais exercer ma prêtrise ailleurs que dans la bourgeoisie parisienne de mes origines. A Oran, je me suis trouvé au port militaire, au fond du port de pêche. Dans la rue qui y menait vivaient, dans un garage,  des Petits Frères de Jésus qui travaillaient comme dockers et je venais prier et parler avec eux et rencontrais chez eux leurs amis « Pieds noirs » et Algériens du quartier de la Marine.

A la caserne, j’étais aussi avec des marins du pays et j’ai commencé à apprendre leurs langues, l’espagnol et l’arabe. Assez rapidement, j’ai compris que l’indépendance du pays allait venir d’une manière inéluctable et j’ai vu que presque personne, parmi les chrétiens, ne s’y préparait, on  ne pouvait en parler qu’avec le curé de l’ancienne cathédrale Saint Louis, ma paroisse, le P. Jo Gauthier, qui avait monté un groupe de « Jeunes ouvriers croyants » où se retrouvaient chrétiens et musulmans. Ainsi a mûri en moi l’intuition de devenir prêtre au service des chrétiens d’Oran pour vivre avec eux les années diff   iciles qui s’annonçaient. J’en ai parlé avec les Petits Frères, le P. Gauthier, le prêtre aux armées le P. François de l’Epinay et le P. Henri Teissier, camarade de séminaire, maintenant vicaire à Alger.et j’ai rencontré l’évêque d’Oran, Mgr Bertrand Lacaste.  Le frère François Xardel est témoin de cette époque. Quand je suis retourné au séminaire à la fin de mon service militaire, je me suis inscrit pour le service du diocèse d’Oran et je m’y suis engagé par mon entrée dans la cléricature le 29 juin 1959.
Je me suis inscrit aux cours d’arabe de l’Institut Catholique et je passais les étés dans un village algérien puis au monastère de Tioumliline, au Maroc, pour aider les moines à l’accueil des jeunes. J’ai été ordonné prêtre le 14 avril 1962 et je suis venu comme vicaire à la paroisse de Tlemcen tandis que la guerre civile dévorait le jeune pays. La plupart des chrétiens étaient partis, j’ai dit à l’évêque qu’il fallait maintenant se mettre au service des gens du pays et que j’étais prêt à passer deux ans de formation au Liban. Il a accepté et en octobre j’étais dans un collège à Beyrouth  comme enseignant et à l’université comme étudiant.

Thierry Becker en 1978

La seconde année , j’étais à l’institut des jésuites spécialisé dans l’enseignement de l’arabe aux étrangers, à Bikfaya, 10 heures de travail par jour ! Je célébrais la messe et commençais à prêcher en arabe, ça faisait parfois rire les gens ! J’étais aussi aumônier scout et aumônier de religieuses et  j’apprenais la langue dialectale orientale. Pendant les vacances de Noël 1963, je suis allé en Egypte chez les Pères dominicains de l’Institut d’Etudes Orientales et j’y ai rencontré un prêtre dont j’avais entendu parler, le P. Serge de Beaurecueil, qui vivait à Kaboul au milieu des Afghans et avait écrit un livre qui m’avait touché : «  Nous avons partagé le pain et le sel ».Je pressentais que nous aurions à vivre la même chose en Algérie. Je décidai d’aller le voir en été et je suis parti, à la fin de l’année scolaire, en train, en bus, en stop, à travers la Syrie, l’Irak et l’Iran – j’avais appris le persan – jusqu’à Kaboul. J’ai découvert les lieux saints de l’islam chiite en Irak, Nedjef, Kerbela, et les petites communautés chrétiennes dispersées dans le pays.  En visitant les merveilles de l’art iranien, j’ai rencontré aussi les petites communautés chrétiennes plongées dans le monde musulman. J’ai passé une semaine chez le P. de Beaurecueil avec les orphelins et handicapés qu’il accueillait. Ce voyage en solitaire m’a appris aussi mes limites personnelles.
Rentré à Oran en septembre 1964, j’ai été nommé dans l’ancien séminaire devenu collège pour les enfants du quartier où j’ai enseigné l’arabe et suis devenu l’adjoint du directeur. J’étais aussi chargé de célébrer la messe en arabe p
our les coopérants syriens et libanais. Années magnifiques où tout le monde travaillait dans la joie au développement du jeune pays. En mai 1968, je suis appelé à remplacer le Secrétaire Général de l’Enseignement catholique d’Algérie décédé dans un accident et je m’installe à Alger. Très jeune pour cette fonction, 33 ans, j’ai eu un peu de mal au début mais je m’appuyais sur la confiance totale que me faisait le cardinal Duval, archevêque d’Alger et sur un bon collaborateur, le P. Gilles Nicolas.  Il y avait aussi le Centre pédagogique arabe tenu par les religieuses libanaises des Saints Cœurs qui accompagnaient les professeurs et les « Ecoles Diocésaines d’Algérie », comme on les appelait, avaient un excellent niveau en arabe, ceci montrait que les écoles catholiques étaient bien au service de l’Algérie nouvelle. Il y avait plus de 40 000 élèves, ce qui était un nombre important à cette époque, tous musulmans, les professeurs étaient presque tous musulmans mais ces écoles demeuraient catholiques aux yeux des parents du fait des Pères et des Sœurs qui les

Célébration d’un mariage à Chalancon

dirigeaient dans un climat de respect, de liberté et de sérieux.  Les Pères Blancs et les Sœurs Blanches tenaient, à travers la Kabylie et le Sahara, des écoles professionnelles qui ont formé de nombreux cadres techniques pour le pays. Dans ces écoles et lycées, s’apprenait la collaboration dans la différence. Cette période fut pour moi passionnante d’attention aux responsables à travers le pays et de travail en commun, d’autant plus que j’étais en même temps curé de la paroisse de Kouba où s’apprenait une vraie fraternité entre les différentes communautés de sœurs. En avril 1976, un décret présidentiel ordonne l’intégration de l’enseignement privé dans l’enseignement public et nous avons remis à l’Etat toutes nos écoles et lycées, offrande de ce que nous avions de meilleur. Tout le personnel diplômé était repris, même les religieux et religieuses, à condition qu’ils n’aient pas de costume religieux ! Alors, une année sabbatique m’est donnée et je rejoins la communauté de Béthania que j’avais découverte deux ans plus tôt à Paris : une communauté d’hommes et de femmes blessés par la vie, transformés par l’amour fraternel, la prière et une immense confiance dans le Seigneur, et me voici en train de réapprendre, à leur école, à être chrétien avant d’être prêtre. Année rude et lumineuse.
Après une année de négociations avec les autorités publiques pour la mise en œuvre de cette intégration, j’ai été nommé à la paroisse d’Arzew proche d’Oran, où se trouvaient déjà 2 prêtres au travail dans la zone industrielle en construction. Il y avait des travailleurs de 63 nationalités employés par les multinationales et la messe était célébrée en anglais, en français, en italien, en polonais et en tagalog, langue des Philippins qui étaient plusieurs milliers. Il y avait de nombreuses familles, de nombreux enfants, une activité paroissiale intense qui s’étendait jusqu’à Sig  où vivaient encore d’anciens Européens et à Mohammadia où se trouvaient des religieuses et où je rencontrais des Hongrois coopérants. J’ai, en mê
me temps, été appelé à enseigner le latin en arabe à l’université d’Oran pour les enseignants en histoire, ce fut une expérience très intéressante.
Pendant ces années, je rejoins le Ribat es Salam, où je retrouvais mon ami de jeunesse, Christian de Chergé et les rencontres étaient importantes pour moi qui vivais parfois, sur le terrain, des relations difficiles avec les théoriciens de l’islam : elles m’apaisaient et m’aidaient à une vision plus intérieure et plus spirituelle. C’étaient de grands moments et l’arrivée de frères Alaouites fut pour moi un signe étonnant d’ouverture, un élargissement du cœur  et l’accueil d’un langage gnostique que j’avais beaucoup de mal à comprendre. Il était important de se tenir ensemble en silence.
En 1990, l’évêque d’Oran, Pierre Claverie, m’appelle à être son vicaire général et l’économe diocésain et je viens m’installer à l’évêché et nous avons vécu une communauté de prière, de réflexion et de service ; je me chargeais de la plupart des tâches matérielles, gestion, constructions, entretien,  pour que Pierre soit disponible à la réflexion et à la rencontre. Pierre me faisait une grande confiance. Je continuais à aller rejoindre le P. Philippe Moysan, ingénieur dans la zone industrielle, le dimanche soir et à  rencontrer les ouvriers philippins  dans leurs camps autour de la zone industrielle et à célébrer la messe avec eu
x, une messe joyeuse et priante, le vendredi après-midi, même pendant les années noires.
Est arrivée la nuit du 25 mars 1996, au monastère, pendant le Ribat. Vous connaissez tous le récit, après l’enlèvement, un grand silence et le frère Amédée frappe à
ma porte, « le monastère est vide ! » Nous nous précipitons chez le P. Jean-Pierre, il était dans sa chambre  à l’entrée  dans sa tenue monastique. Je ferme les portes restées ouvertes, je veux téléphoner, la ligne est coupée, avec frère Jean-Pierre, nous décidons de descendre à pied, une lampe entre les jambes, pour prévenir les voisins, ils n’ont pas voulu bouger : expérience d’une grande peur et certitude que c’était ce qu’il fallait faire. Quand nous remontons au monastère, tous étaient réveillés, prêtres et religieuses, et nous avons terminé le chapelet que frère Amédée récitait pour nous soutenir. Impossible de partir dans la nuit prévenir l’armée, nous décidons de nous coucher et de nous lever pour la prière de mâtines. Après un rapide petit déjeuner, frère Jean-Pierre et moi partons pour Draa es-semmar, prévenir l’armée, le capitaine malgré mon insistance, n’a pas voulu se lever pour nous écouter. Nous sommes alors allés à la gendarmerie de Médéa où nous avons pu faire la déclaration et prévenir le P. Henri Teissier. Quand nous sommes rentrés, la gendarmerie avait fait évacuer le monastère, seuls restaient frère Amédée et P. Denis qui nous attendait pour ne pas le laisser seul et il a rejoint les autres. Pendant tout ce temps, une grande paix, un grand calme intérieur, une joie d’être là où je devais être, qui ne m’ont pas quitté les deux journées passées au monastère à tout ranger avec frère Amédée et frère Jean-Pierre, à accueillir les autorités venues aux nouvelles, à continuer la prière monastique. Avec Pierre, à Oran, avec tous, nous attendions la libération des moines et l’annonce de leur mort fut un choc. C’est alors qu’a été lu à la radio le testament de Christian, pour moi la révélation de ce que je comprenais mal en lui à propos de l’islam, son regard dans le regard du Père.
Et puis ce fut l’assassinat de Pierre Claverie. Il me savait menacé comme lui et m’avait poussé à avancer mon départ en vacances et m’avait conduit lui-même à l’aéroport. La nouvelle de sa mort m’a rejoint chez mes amis de la communauté Béthania à Lyon. Rentré à Oran j’ai organisé dans la paix, avec les chrétiens présents, les obsèques, étonnantes, 500 musulmans dans la cathédrale sous la présidence d’un cardinal de Rome, suivies d’un immense couscous dans la cour pour tout le monde  et la succession par l’élection de l’un des prêtres comme Administrateur du diocèse. Sur la proposition d’une chrétienne algérienne, le corps de notre évêque Pierre a été mis en terre dans la cathédrale, pierre de fondation.
Deux ans plus tard un nouvel évêque est nommé tandis que je continuais ma charge d’économe diocésain et en même temps de directeur du Centre diocésain. J’ai ressenti comme une intuition paisible et joyeuse que je devais quitter Oran et je suis parti à Tiaret, en 2000, seul, dans une paroisse à remettre en vie. Il y avait 3 familles d’anciens Européens et bientôt sont arrivés des étudiants subsahariens. Expérience de solitude difficile à assumer et, en même temps, d’accueil bienveillant de la population. Le matin, je marchais une heure en ville en faisant mon « dhikh », la prière de Jésus et je participais aux manifestations culturelles en arabe à la surprise de tous. J’ai reçu, avec étonnement, l’invitation de Rome à représenter l’Eglise d’Algérie à la rencontre interreligieuse d’Assise en janvier 2OO2, chargé d’accompagner le groupe des chiites, et invité à dire à tous les participants venus du monde entier notre expérience de rencontres en Algérie en particulier au Ribat. Temps forts et vivifiants.  En 2004, le P. Henri Teissier, archevêque d’Alger, me demande de prendre la direction du Centre des Glycines, j’hésite, lâcher le bled pour la capitale, personne en vue pour me remplacer ; je prends conseil et finalement j’accepte pour trois ans – j’ai 70 ans !-  avec l’accord de l’évêque d’Oran. Expérience magnifique de redonner vie au Centre culturel de l’Eglise avec  l’équipe en place, en relation avec la culture algérienne, d’accueillir des doctorants du monde entier qui préparaient une thèse sur un point de l’histoire ou de la culture de l’Algérie, d’apprendre la langue kabyle.

Lors d’une récollection diocésaine à Tlemcen


Fin 2007, je reviens à Oran, à l’appel de l’évêque, pour prendre en charge la paroisse de la cathédrale et remettre en état une maison avec jardin du diocèse à Aïn el Turk pour en faire un lieu d’accueil ou de repos. En septembre 2015 arrive enfin un prêtre pour me remplacer, j’ai 81 ans, le P. Modeste Nyibizi, un Subsaharien qui vient de la région de Versailles, un vrai cadeau du Seigneur, qui s’adapte rapidement à notre situation et je reçois, avec paix et joie, l’intuition de me retirer chez les Petites Sœurs des Pauvres pour lui laisser toute la place. Je continue à visiter les prisonniers, les malades à l’hôpital et à accueillir les arabisés qui veulent parler. Maintenant, une nouvelle étape de ma vie commence : je suis en dialyse deux matinées par semaine à l’hôpital d’Oran.
Voici le témoignage que j’ai lu à la cathédrale d’Oran le  28 juin 2019
J’ai juste trois mots à dire : émerveillement, certitude, reconnaissance
Mon émerveillement
.  devant la confiance qui m’a été faite tout au long de ma vie au-delà des faux pas et des équivoques
.  devant les services qu’il m’a été donné d’accomplir dans l’Eglise d’Oran et d’Algérie
.  devant les dons reçus qui m’ont préparé à cela.
Ma certitude que l’engagement pris, il y a 60 ans, de me mettre au service du diocèse d’Oran est le bon engagement. On peut risquer sa vie à 25 ans sur une intuition apparemment folle – c’était en pleine guerre d’Algérie – quand elle s’accompagne de joie et de paix.
Ma reconnaissance et mon merci pour l’accueil, l’affection et l’amitié reçus dans l’Eglise et dans le pays.

Thierry Becker

27 Jan 2021 | A la une, Actualités

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