« Le vrai n’a donc ni nation, ni langue, ni religion, ni race. »

  Naïma Hadj Abderrahmane est professeure de philosophie à l’Université d’Alger 2. Elle se focalise notamment sur la pensée occidentale antique (Platon et Aristote), contemporaine (M. Heidegger) et la pensée arabe médiévale (al-Kindī). Elle a participé à plusieurs congrès internationaux et a été créatrice et directrice de « EIS Magazine ». Elle a animé une conférence le 29 janvier 2023 à Constantine au public de la bibliothèque de Dilou. A l’aise, possédant son thème et très présente à son public, elle annule la pression du temps et l’on a envie de l’entendre davantage.

INTERVIEW

Rosalie SAB: Que peut-on savoir sur vous ? Qui êtes-vous, Que faites-vous ?

Naïma H. A. : Fille de Béni-Saf, citoyenne algérienne, citoyenne du monde, doublement docteur en philosophie (Université d’Es-Senia Oran, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), passionnée par la lecture des grands textes avec mes étudiants.

Rosalie SAB:« Violence faite à la Philosophie ». Pourquoi un tel thème de conférence ? Que reproche-t-on à la Philo ? Et que reproche la philo à la société ?

Naïma H. A. : Le discours religieux islamique mené par la foule ou par des « oulémas » qui ne se distinguent pas de la foule, continue, jusqu’à nos jours, à déclarer impies d’autres musulmans qui ne parlent pas le même langage. Historiquement, le discours philosophique est le discours le plus banni parmi tous les autres discours car c’est un discours qui appelle à la rationalité, au doute, à la critique, à l’audace de l’usage de son propre intellect…

Dans certains pays dits « musulmans », certains imāms, pendant le prêche de la prière du vendredi, et notamment lors de la rentrée scolaire, déclarent impie l’enseignement de la discipline de la philosophie ; impies ceux qui l’enseignent. La philosophie est donc violemment attaquée par ces individus. Ces prédications, ces accusations, ces jugements, ne sont pas nouveaux dans ce type de sociétés.

En effet, au IXe siècle, lors de la première rencontre des musulmans avec le legs grec, notamment avec la philosophie, des voix se sont levées pour blâmer et juger tous ceux qui puisent d’« ailleurs ». Au XIe et XIIe siècles, al-Ġazālī a écrit son Tahāfut al-falāsifa. Au XIIe siècle, Ibn Rušd avait vécu cette situation. Ses livres ont été brulés. Il meurt abandonné et considéré comme « traitre à la religion ». Et ça continue jusqu’à nos jours.

Rosalie SAB: Qui est El Kindi ? Comment l’avez-vous découvert ? Quel est son message ? Est-il connu en Algérie ?

Naïma H. A. : Qui est al-Kindī ? Son nom complet est Abū Yūsuf Ya‛qūb ibn Isḥāqal-Kindī. Il est né à Kūfa vers 796 dans une famille aristocratique arabe de la tribu de Kinda, en Arabie du Sud. Il vit d’abord à Baṣra, centre important des études linguistiques et des débats kalamiques (théologiques). Il y passe son enfance. Il va ensuite à Baġdād, capitale des califes ‘abbāsides et centre principal du mouvement de la pensée au IXe siècle. Connu par le genre littéraire épistolaire, variant entre les écrits brefs et longs, s’inspirant surtout d’Aristote et d’Euclide, il lègue à peu près trois cents ouvrages et épîtres selon dix-sept catégories (philosophie, logique, mathématique, musique…). La plupart de ses écrits ne nous est pas parvenue. Il meurt vers 873.

Comment je l’ai découvert ? Al-Kindī constitue un nouveau champ de recherche dans ma carrière philosophique. Après mes recherches sur Heidegger (ληθεύειν, le phénomène de la vérité, 1924-1932), je me suis entretenue avec le Père François Marty (Jésuite) en lui exprimant mon souhait de faire des recherches sur Emmanuel Kant. Ne maîtrisant pas la langue allemande, le Père Marty et moi-même avons décidé d’étudier un philosophe arabe. J’ai tout de suite choisi al-Kindī sans le connaître.

Le principal message d’al-Kindī, selon les textes que nous avons lus ensemble pendant cette conférence, se résume dans l’universalité de la vérité. Parlant au nom de l’espèce humaine qui se distingue des autres espèces par l’intellect, al-Kindī défend la thèse de la vérité universelle qui n’est point la possession d’un seul peuple ou d’une seule communauté. Chaque être humain peut découvrir une partie de la vérité. Les hommes, ensemble, font tout le temps des chemins vers elle par des mouvements de continuité ou de discontinuité. Contrairement au discours communautaire, le vrai n’a donc ni nation, ni langue, ni religion, ni race. Le vrai est universel. Tous-les-hommes sont en train de dé-couvrir la vérité des choses et de la ré-a-li-ser. C’est une affaire de l’intellect qui est une force universelle.

Rosalie SAB: Al-Kindī est-il connu en Algérie ?

Naïma H. A. : Je poserai la question autrement : est-il connu dans le monde ? En 1932, H. Ritter et M. Plessner et ensuite A. Cortabaria découvrirent le recueil n° 4832 de la bibliothèque Aya Sophiase trouvaient, entre autres, 29 traités d’al-Kindī. H. Ritter a publié les cotes et les titres des épîtres en 1932. Ensuite, c’est Muḥammad ‘Abdel HādīabūRīda qui a publié les épîtres en deux tomes en 1950 et 1953(Rasā’ilal-Kindī al-falsafiyya, Le Caire, 1ère éd., 1950-1953 ; 2ème éd., 1978).Ainsi, depuis 1932, notamment depuis 1950, les recherches sur le bagdādiense se sont multipliées dans plusieurs langues. Mais si nous comparons les recherches faites sur al-Fārābī ou sur ibn Rušd, celles sur al-Kindī restent très modestes.

Rosalie SAB: Vous évoquez des« Anciens » dans votre conférence. A quelle notion vous référez-vous?

Naïma H. A. : Contre ces voix qui parlent au nom de leur nation, au nom de leur langue, au nom de leur religion ou au nom de leur race, le sage al-Kindī exige de ne pas blâmer les Anciens, c’est-à-dire les Grecs, qui nous « ont procuré les acquis de leur pensée ». Il nous demande également de les remercier, c’est-à-dire de s’incliner devant les savants, « nous montrer reconnaissants » comme pensait son prédécesseur Aristote. C’est un appel à voir plus large, à sortir des clôtures dogmatiques (selon l’expression d’Arkoun) à enrichir les sources de la connaissance et à contester ceux qui prétendent détenir le vrai.

Rosalie SAB: Vous disiez que le discours qui dit « je » exclut l’autre, voulez-vous en dire plus ?

Naïma H. A. : Tout à fait. C’est d’ailleurs ma thèse, la thèse que je défends affirmant que tous les discours considérant comme meilleures une nation, une langue, une religion, etc… le font au détriment d’autres nations, d’autres langues, d’autres religions, etc… Autrement dit, tout discours où l’on catalogue « je » comme le meilleur par rapport à « l’autre » est un discours exclusif (égoïste, intolérant). Et tout discours exclusif est un discours violent. A vrai dire, dans cette thèse, je conjugue deux pensées, celle d’al-Kindī et celle d’Emmanuel Kant.

Rosalie SAB: Quelle différence faites-vous entre la science humaine et la science prophétique?

Naïma H. A. : C’est une différence que j’ai hérité d’al-Kindī lui-même. Selon ses écrits, il existe une classification bipartite des sciences : la science divine et les sciences humaines. Cette division bipartite des sciences se fonde sur leur mode d’acquisition. Les sciences humaines s’acquièrent par la volonté humaine, la recherche, l’effort personnel, l’héritage intellectuel du passé et la durée. En revanche, la science divine, la science prophétique, s’acquiert sans recherche, sans effort personnel et sans durée. La science divine s’obtient par la volonté divine, par l’intermédiaire d’inspirations et de messages. Cette science est conditionnée par une certaine disposition qui se résume dans la purification (taṭhīr) et l’illumination (ināra) de l’âme du prophète.

Rosalie SAB: Vous avez été créatrice et directrice de « EIS Magazine ».Dites-en davantage sur ce magazine, votre place et votre rôle ?

Naïma H. A. : Eis est un magazine algérien. Au début, c’était une idée, mon idée. Et c’est moi qui l’ai baptisé Eis. Mais cette idée est passée de la puissance à l’acte grâce à un groupe d’enseignants-chercheurs universitaires brillants. Pourquoi, j’ai pensé à la création de ce magazine ? Mon pays l’Algérie sortait de la décennie noire. J’avais un seul objectif : diffuser la rationalité dans la société algérienne.

Rosalie SAB: Un dernier message de votre part ?

Naïma H. A. : Un message ? Ne passons pas à côté de l’essentiel ! Faisons appel à la raison plutôt qu’à l’émotion. Et cheminons de l’individu vers le citoyen et du citoyen vers le citoyen du monde.

Propos recueillis par

Sœur Rosalie SANON, SAB

7 Mar 2023 | A la une, Société

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Église Catholique d'Algérie