La lecture de cet ouvrage est passionnante ! Absolument passionnante… surtout, à fur et à mesure que des noms, des réalités et des lieux commencent à être connus du lecteur que j’ai été (comme la Maison Diocésaine ou Mgr Teissier!).
Ce couple va raconter leurs histoires personnelles, leurs parcours professionnels et leurs liens avec l’Algérie de manière alternative, parfois de manière divergente, ce qui justifie pleinement le sous-titre « deux voix, une mémoire ».
Pierre a été Professeur de Médecine (1967-94). Chargé de mission pour la santé auprès du Chef du gouvernement (1992-94) et vice-président de l’Observatoire National des Droits de l’Homme (1992-96), a également été expert OMS de la tuberculose et consultant en santé du Conseil National Économique et Social.
Claudine a été responsable du Centre National de Recherche en Economie et Sociologie rurales au ministère de l’Agriculture et de la réforme agraire (1963-75) de même qu’elle a été Chercheure puis Directrice de recherches au Centre de Recherche
en Économie Appliquée (au développement) et Professeure en Sociologie à la Faculté de Sciences humaines et sociales d’Alger jusqu’en 2010.
« À la place où nous étions pendant ce demi-siècle, nous avons fait ce que nous avons pu et ce qui, à chaque étape, nous paraissait juste. Il reste aux générations qui nous suivent à poursuivre un combat quotidien pour un monde plus paisible, plus
démocratique, et plus juste… Rien ne nous prédestinait à une vie commune aussi mouvementée. Nous aurions pu suivre des carrières professionnelle et universitaire paisibles, à l’écart des mouvements de la société. L’histoire et la géographie ont fait
que, par notre éducation puis nos choix personnels, nous nous sommes engagés solidairement dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et dans la construction d’un État démocratique moderne » (p. 398).
Lui, issu d’une famille implantée en Algérie depuis trois générations et enracinée dans un catholicisme avec un engagement social très marqué, il va devenir médecin. Elle, plus républicaine et laïque, s’oriente professionnellement vers la sociologie. La
découverte progressive de la situation dans laquelle vivait la population dite « indigène » va les rendre de plus en plus conscients que le fait colonial ne peut pas se réformer : il faut qu’il cesse d’exister pour céder la place à une nouvelle réalité qui ne peut advenir qu’avec l’indépendance.
Dès le déclenchement de la lutte armée le 1er novembre 1954 la décision du couple est prise. A fur et à mesure que la violence grandit, les risques que le couple (et leur premier bébé !) doivent prendre ne font que croître. Après l’incarcération et libération de Pierre, ils finissent par s’exiler en Tunisie (1957-1962) ou ils assument des fonctions importantes au sein de la structure du FLN. Rentrés en Algérie à l’indépendance, ils assument des responsabilités différentes dans la construction du pays : comme avoir contribué à officialiser la gratuité des soins médicaux ! Seule la crise terroriste des années 90 les fait s’exiler à nouveau à l’étranger (France et Suisse, 1994-1999).
Ce qui surprend dans la lecture de cet ouvrage est la précision des noms et des lieux : chaque rencontre, chaque entretien, chaque mission universitaire, chaque déplacement est accompagné des noms et prénoms des personnes concernées.
Aucune place au doute, au mystère, à l’ambiguïté. Tout est détaillé, rien ne pourrait être contesté.
Les auteurs ne semblent pas avoir été, à aucun moment, naïfs : « … le communautarisme rampant qui s’est infiltré dans la société algérienne nous fait considérer maintenant par des nombreux jeunes Algériens comme des Algériens non
plus à part entière mais « entièrement à part, ou pire, par gentillesse, comme des amis de l’Algérie ou des Français du FLN… la société algérienne (et pas seulement elle) accepte mieux, par facilité et par ignorance, des coopérants techniques étrangers que des concitoyens égaux, mais différents » (p. 406).
Il est intéressant de découvrir comment l’avenir de l’Eglise d’Algérie a été « négocié », en partie, par Pierre Chaulet (p. 219-220) et aussi, sur un ton plus personnel, leur « rapport au religieux » (p. 400-402).
A l’origine, ce livre était destiné à restituer à leurs enfants et petits enfants la mémoire familiale. C’est une sorte de testament étant donné que Pierre est décédé en octobre 2012 et Claudine en octobre 2015. Le résultat final de ce travail de transmission de la mémoire est un ouvrage bien rédigé, de lecture fort agréable et puisque édité en Algérie, facile à se procurer. Les auteurs concluent, cette fois-ci à l’unisson : « Nous aurions souhaité laisser à nos enfants, à nos petits-enfants et à tous ceux de leur génération, un pays plus libre, plus ouvert, abritant la joie de vivre. C’est à eux qu’il appartiendra désormais de réaliser ce rêve inachevé. Nous leur faisons confiance » (p.426).
Pierre sera enterré à Alger suite à une cérémonie religieuse, présidée par Mgr Teissier, à la Maison Diocésaine. Réda Malek, compagnon de Pierre dans la rédaction du journal El Moudjahid (1957-1962) et ancien chef du gouvernement y avait pris la
parole : c’est le même Réda Malek qui a rédigé la préface de ce livre qui mérite d’être lu et dont je retiens la phrase suivante à mode de conclusion : « Peut-on être plus Algérien que ce couple de souche française dont la rectitude, le courage et le sangfroid restent indissociables de l’une des plus prodigieuses résurrections nationales du
XXè siècle ? ».
José M. Cantal pb