L’ABBE BERENGUER, UN PRETRE HORS NORMES

L’Abbé Alfred Berenguer est un homme étonnant à plus d’un titre, et aussi un mélange détonnant. Ceux qui l’ont fréquenté en ont parfois fait les frais, ses colères étaient aussi soudaines que passagères. Paradoxalement, il est plus facile de parler du militant, dans la mesure où les sources sont assez nombreuses, que du prêtre. C’est pourtant ce visage-là, fondamental, que je vais tenter de faire vivre maintenant.
Je vais le faire à travers quatre regards qui pourraient être quatre photos !

Extraits d’une conférence à deux voix donnée à Dar es Salaam le 28 novembre à l’association Dar es Salam par le père Bernard Janicot et Monsieur Benali El Hassar

Il y a vingt-quatre ans, le 11 novembre, disparaissait dans la plus grande discrétion l’abbé révolutionnaire Alfred Bérenguer (1915-1996), laissant le souvenir d’un homme de foi et de conviction, juste et courageux. Dès 1955, s’exprimant dans un article publié par la revue Simoun paraissant à Oran, il prit fait et cause pour l’indépendance de l’Algérie. Son combat pour la liberté et l’indépendance allait offrir aux Algériens l’image d’un ecclésiastique différente de celle que leurs parents avaient connue au XIXe siècle, celle de religieux animés d’un zèle apostolique, qui symbolisaient, au nom de la foi chrétienne, leurs croisades en Algérie et en Afrique. Parmi ces hussards de la foi les plus zélés figuraient le cardinal Lavigerie (1825-1892), fondateur des Pères blancs et de la Société des missionnaires d’Afrique, archevêque d’Alger et de Carthage ; Charles de Foucauld (1858-1916), officier de l’armée, explorateur, géographe et missionnaire, puis ermite.

El Amria – Lourmel – le 30 juin 1915 : naissance d’un jeune garçon nommé Alfred, issu d’une famille d’Espagnols venus d’Andalousie. Une famille populaire et très modeste, comme il en existe tant en Oranie, dont le père était mécanicien et peinait à nourrir ses quatorze enfants. Alfred Bérenguer gardera toujours en lui ses origines modestes et rurales. Un fils du pauvre, un fils du peuple, un fils de l’école laïque aussi. À l’âge de 10 ans, sa famille déménage à Arzew, où il poursuit sa scolarité laïque. Il en dira plus tard ceci : « J’ai eu des instituteurs qui étaient au-dessus de n’importe lequel de mes professeurs de séminaire pour l’intelligence, la compétence et le dévouement, et qui étaient passionnés par la laïcité vraie… rompus au dialogue, à l’échange et au respect des élèves. » On peut y lire en creux une critique déjà sévère de ce qu’il vivra au séminaire d’Oran, où il rentre en 1927. Élève très doué et rebelle, il dira plus tard avoir appris à l’école publique, mais pas à l’église, où il était enfant de chœur, la liberté de pensée, la raison et la tolérance. L’école républicaine et laïque, dont les valeurs morales étaient influencées par la Révolution française et les idées humanistes prônant la libération des peuples, c’est du moins ce qu’il en retint, bien que la réalité fût plus complexe.

Un curé inclassable

Témoin et participant dès sa jeunesse de la pauvreté dans laquelle vivait une partie de la population algérienne musulmane, mais aussi de nombreuses familles européennes modestes, que ce soit à Lourmel ou à Arzew, il allait désormais être témoin et acteur de l’extrême souffrance humaine dans les combats de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce curé un peu inclassable, ouvert sur la diversité des religions et des communautés, proche de milieux populaires par ses origines, mais aussi très bien formé intellectuellement, grand amateur d’histoire et de littérature, habité par des sentiments profonds en faveur de la solidarité entre les hommes, loin de toutes les barrières sociales, culturelles et religieuses, dénote quelque peu dans le milieu des colons français. Bien avant Pierre Claverie, ne pourrait-on pas dire de lui qu’il invitait chacun à « sortir de sa bulle coloniale », mais aussi de toutes les autres bulles ?

Pour y parvenir, l’abbé Bérenguer propose au clergé diverses mesures destinées à mieux comprendre les musulmans : étude de l’arabe, de l’histoire, de la sociologie, de la théologie musulmane, organisation de rencontres entre « gens du Livre », fondation d’écoles et de dispensaires, implantation de la vie monastique portant témoignage de la prière des chrétiens. Une chrétienté ouverte aux problèmes du pays et des hommes suppose le développement d’un clergé indigène, formé d’Algériens authentiques, c’est-à-dire issus de la communauté chrétienne d’Algérie, plutôt que de faire appel à des prêtres ou des évêques de France. Ainsi serait effacé un siècle d’erreurs et de manque d’amour. L’Église pourrait alors témoigner et travailler à l’édification et à la prospérité du pays. »
Dans son ouvrage largement exploité et cité dans cette intervention, Michel Kelle écrit : « On reconnaîtra ici à la fois la déploration d’un curé pied-noir d’origine espagnole, tenu, selon lui, dans un statut subordonné, et la revendication d’un homme qui se définit comme un « Algérien authentique », mieux à même de comprendre et d’être attentif aux réalités algériennes. »

Contre la force des armes.

L’abbé Alfred Bérenguer était contre la force des armes. En tant qu’intellectuel, il déplorait le cynisme des politiciens de l’Algérie française, de même que l’opinion publique soutenue par des intellectuels engagés comme Maurice Audin, Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre et d’autres progressistes acquis à la cause de l’indépendance de l’Algérie. Dans Regards chrétiens, il interpella le pouvoir politique français pour n’avoir pas pris parti en faveur du règlement du problème algérien dès 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les Algériens avaient versé leur sang aux côtés des soldats de l’alliance. C’est après cette guerre « absurde » que sa personnalité prit un tournant. La montée du nationalisme et les crises qui se profilaient accéléraient ses inquiétudes quant à l’avenir de l’entente dans le pays. À ce moment, l’abbé ne croyait plus à une solution pacifique au conflit. « C’est un problème politique. Il fallait s’y attaquer dès 1945 et hardiment. Nous ne l’avons pas fait… On peut le regretter », écrivait-il dans cet article réquisitoire. Il mettait à nu l’ordre colonial en restituant historiquement certains échecs en réponse aux maux créés par ce système.

L’abbé Alfred Bérenguer, titulaire de la Croix de guerre et de la Légion d’honneur, se battait pour l’action humanitaire, tout comme il l’avait fait lors de la campagne d’Italie pendant la Seconde Guerre mondiale, où, en tant qu’aumônier du corps expéditionnaire commandé par le général Alphonse Juin, il portait secours aux blessés. C’est d’ailleurs sur les champs de bataille qu’il rencontra son ami Ahmed Ben Bella, futur premier président de l’Algérie indépendante, et qu’il se mobilisa pour envoyer des médicaments aux blessés algériens des maquis du djebel Fillaoussène (Tlemcen), qu’il gravissait à pied jusqu’à leur refuge.
En Amérique latine, où il se rendra sans cesse dans les capitales, il fut traité avec considération comme porteur du message révolutionnaire de l’Algérie en lutte. En tant que diplomate délégué du FLN, il devint le meilleur ambassadeur de la cause algérienne sur la scène internationale. Il croisa des figures importantes du mouvement de libération des peuples, comme Che Guevara. Malgré sa corpulence chétive et ses problèmes respiratoires dus à une blessure de guerre, il devint cet infatigable porte-parole de la lutte pour l’indépendance dans les milieux universitaires à Santiago du Chili, à La Havane, multipliant les interviews et les conférences. Son discours était très critique à l’égard des colonialismes en Afrique, en Angola, au Mozambique… Il compta parmi ses amis révolutionnaires le latino-américain Che Guevara, dont il guida le séjour en Algérie en 1964. Il fut également conseiller auprès du président cubain Fidel Castro pour les questions concernant le Vatican. Grâce à ses prises de parole en faveur de la libération des peuples sous domination, il subit une propagande orchestrée contre lui.

Pendant la guerre de libération, il côtoya des figures importantes de la Révolution algérienne : Ahmed Ben Bella, Ferhat Abbès, Mohamed Benkhedda… Ne cautionnant pas le coup d’État de 1965, il quitta son poste de conseiller à la présidence.
À l’indépendance, il rentra dans le même avion que Benyoussef Benkhedda, président du gouvernement provisoire de l’Algérie indépendante, et sa délégation. Il fut député de la première constituante, puis conseiller à la présidence sous le président Ahmed Ben Bella, avant de s’en démarquer définitivement après le coup d’État de 1965, affichant ainsi son opposition. Il se permit même d’avertir Ben Bella quelques jours avant : « Lors d’une réception organisée au palais du peuple, j’ai avisé Ben Bella de ce qui ressemblait à un coup d’État en préparation, en présence de Houari Boumédiène. » La suite des événements justifia son départ du gouvernement en tant que conseiller.

Après ces six années intenses passées entre l’Amérique latine, la Tunisie, l’Algérie et l’Assemblée constituante, dans quel état d’esprit le père Bérenguer revint-il à Oran pour se mettre de nouveau au service d’une paroisse ?

Retour dans sa paroisse à Remchi
En 1966, il rentra à Montagnac-Remchi. Il retrouva une paroisse qui avait perdu une grande partie de ses Européens, et donc de ses chrétiens. Cela ne le découragea pas, et il rebondit en prenant un poste d’enseignant de français puis d’espagnol au lycée Benzerdjeb de Tlemcen. Il collait ainsi à la réalité du pays qui, au sortir de la guerre, cherchait des enseignants locaux ou coopérants. Ce fut sa manière, à ce moment-là, de se mettre au service de ce qu’il considérait comme « son pays ».

En 1975, durant son repli jusqu’à la fin de sa vie au monastère de Birouana, un lieu de contemplation dans la tradition de Saint Benoît, fondé par le moine d’origine allemande dom Raphaël Walzer en 1950, situé au quartier Birouana, à Tlemcen, abandonné en 1963, il tenta de relancer l’activité de l’Association pour la paix (Pax), créant une autre qu’il dénommera « Dar Salam » (aujourd’hui lieu du focolare), ciblant le dialogue interculturel et religieux, un lieu de partage et de discussions entre chrétiens et musulmans.
Malade, il partit en France, à Aix-en-Provence, chez les Petites Sœurs des Pauvres, où il mourut assez rapidement d’un cancer. Son corps fut rapatrié par les soins de l’État algérien à Tlemcen, où il fut enterré au cimetière chrétien.

Église Catholique d'Algérie