Introduction à l’histoire de l’Eglise d’Algérie (IV)

L’Eglise dans la période coloniale

 

(Présentation : Jean Toussaint)

Introduction :

Le Père Henri Teissier, ancien archevêque d’Alger, a retracé l’histoire de l’Eglise d’Algérie dans l’ouvrage collectif Histoire des Chrétiens d’Afrique du Nord. Il distingue 4 périodes, 3 d’entre elles sont marquées par la forte personnalité d’un évêque.

  1. Des pionniers dans l’Eglise (1830-1892) Mgr Charles Lavigerie
  2. La tentation du repli (1892-1916)
  3. Une restauration éphémère (1916-1954) Mgr Leynaud
  4. La tourmente (1954-1962) Mgr Duval

Retraçons brièvement chacune de ces étapes.

1. Des pionniers dans l’Eglise (1830-1892)

a) Des débuts rapides mais difficiles

L’Église d’Algérie de la période coloniale est née avec la conquête de l’Algérie par la France à partir de 1830. Elle est d’abord au service de l’armée, avec 4 aumôniers militaires pour tout le pays. Mais très vite se pose la question de la prise en charge religieuse de la population émigrée d’origine européenne.

En 1838, après de longues tractations entre Paris et le Saint Siège, un évêché est érigé à Alger et Antoine Adolphe DUPUCH est nommé évêque. Il prend possession de son siège : la cathédrale Saint Philippe, érigée dans une des principales mosquées d’Alger : la Ketchaoua.

Quand il est reçu par le Pape Grégoire XVI, ce dernier s’exclame : « Dieu soit loué, l’Eglise d’Afrique ressuscite. J’ai sur mon cœur, j‘ai dans mes bras, le successeur de Saint Augustin ».

Un aspect de l’épiscopat de Mgr DUPUCH est unique dans l’histoire de l’Eglise coloniale en Algérie : son amitié sincère avec l’émir Abdelkader, deux hommes que tout opposait au départ, l’un Commandeur des croyants d’une foi unique qui combat l’invasion de la France ; l’autre, voulant évangéliser et davantage encore, convertir au catholicisme, dans le sillage de la colonisation. Mgr Dupuch intervient auprès de l’émir pour faire libérer un prisonnier, ce qui donne lieu à un bel échange de lettre.

Lettre de Mgr Dupuch : Tu ne me connais pas mais je fais profession de servir Dieu et d’aimer en Lui tous les hommes, ses enfants et mes frères. Si je pouvais monter à cheval sur le champ, je ne craindrais ni l’épaisseur des ténèbres, ni le mugissement de la tempête, je partirai. J’irai me présenter à la porte de ta tente et je te dirai d’une voix, à laquelle, si on ne me trompe pas sur ton compte, tu ne saurais résister : donne-moi, rends-moi celui de mes frères qui vient de tomber entre tes mains guerrières… mais je ne peux point partir moi-même. Cependant laisse-moi dépêcher vers toi un de mes serviteurs et suppléer par cette lettre écrite à la hâte que le ciel eût bénie car je l’implore du fond du cœur. Je n’ai ni or ni argent et ne peux t’’offrir en retour que les prières d’une âme sincère et la reconnaissance la plus profonde sentie de la famille au nom de laquelle je t’écris. Bien heureux les miséricordieux car il leur sera fait miséricorde à eux-mêmes.

 

 

Réponde de l’émir : J’ai reçu ta lettre et je l’ai comprise, elle ne m’a pas surprise d’après ce que j’avais entendu raconter de ton caractère sacré. Pourtant, permets-moi de te faire remarquer qu’au double titre que tu prends de serviteur de Dieu et d’ami des hommes tes frères, tu aurais dû demander non la liberté d’un seul mais bien plutôt celle de tous les chrétiens qui ont été faits prisonniers depuis la reprise des hostilités. Bien plus, est-ce que tu ne serais pas deux fois digne de la mission dont tu parles, si, ne te contentant pas de procurer un pareil bienfait à deux ou trois cents chrétiens,

 

tu tentais encore d’en étendre le bienfait à un nombre correspondant de musulmans qui languissent dans vos prisons ? Il est écrit : faites aux autres ce que vous voudriez qu’on vous fît à vous-mêmes.

NB Plus tard, Mgr Dupuch interviendra pour faire libérer l’émir interné en France et l’émir pour faire libérer les chrétiens de Damas.

Mais, bien vite, l’évêque est dépassé par la tâche, « Comment serais-je tranquille à la vue de cette multitude à laquelle je me dois tout entier ? Catholiques, Juifs, Protestants, idolâtres : ici toutes les religions se heurtent. Ce sont des Français, croyants ou incrédules, des hommes de toutes les régions de l’univers : Belges, Anglais, Allemands, Polonais, Russes, Américains, Espagnols, Mahonnais, Maltais, Siciliens, Lombards, Italiens, Maures, Arabes, Bédouins, Kabyles, Biskris, Coulouglis, Nègres et esclaves… » Dans une lettre adressée au Pape, il déclare : […] quand j’abordai pour la première fois aux rivages de l’Afrique française, au 1er janvier 1839, il n’y avait dans tout le pays qu’une église à Alger, et deux misérables chapelles à Bône et à Oran.

Quand il démissionne, en 1846, il écrit : « Je laisse environ soixante églises, chapelles et oratoires divers ; et, à mes frais en grand nombre »

En 20 ans d’épiscopat, son successeur, Mgr Pavy (1846-1866) érige 158 paroisses, fonde des écoles ainsi qu’un petit et un grand séminaire. En 1868, Alger est érigé en archevêché et 2 nouveaux diocèses sont fondés : Constantine et Oran. Le découpage suit celui des départements français.

Mgr Pavy

Mgr Pavy

Prenons l’exemple de Tlemcen où j’habite :

  • Dès 1842, lorsque l’armée française entre dans TLEMCEN, une première église est installée dans une synagogue désaffectée.
  • Le 6 juillet 1845, le culte catholique est inauguré dans cette synagogue et le nouveau curé est installé en présence des autorités militaires. Quelques mois plus tard, il quitte le lieu à cause des combats. Un an après, quand son successeur arrive à Tlemcen, la population chrétienne civile de Tlemcen, se compose à cette époque, d’environ 250 personnes dont les deux tiers sont des Italiens ou des Espagnols.
  • En 1858 une deuxième église est construite par l’armée du Génie, qui devient très vite trop petite, vu l’augmentation de la population.
  • Dès 1863 les travaux commencent pour édifier une troisième et dernière église.

En 20 ans, 3 églises sont donc construites à Tlemcen, et on doit se demander comment, avec quels moyens ?

b) Le Concordat : Un pacte ambigu

En France, et particulièrement dans l’armée, règne l’anticléricalisme qui aboutira en 1905 à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Mais en Algérie, l’Eglise a besoin de l’Etat et l’Etat a besoin de l’Eglise.

L’Eglise a besoin de l’Etat essentiellement pour des raisons économiques : Seul le soutien financier de l’État peut permettre la construction d’églises et de presbytères, car les fidèles ne sont ni suffisamment motivés ni assez riches pour la prendre en charge.

L’Etat a besoin de l’Eglise pour des raisons essentiellement politiques : une bonne partie des colons ne sont pas français d’origine, et l’Eglise peut contribuer à créer dans cette population composite un semblant d’unité et une fidélité aux autorités françaises.

La relation entre l’Eglise catholique d’Algérie et l’Etat s’établit selon le Concordat en vigueur en France, qui fixe des conditions dont certaines ressemblent étrangement à celles de la loi algérienne de 2006 concernant les cultes non-musulmans :

  • XIV Le Gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés
  • XLIV. Les chapelles domestiques, les oratoires particuliers, ne pourront être établis sans une permission expresse du gouvernement, accordée sur la demande de l’évêque.
  • XLV. Aucune cérémonie religieuse n’aura lieu hors des édifices consacrés au culte catholique.

Il en va de même pour le culte musulman : le culte doit se dérouler dans des établissements religieux répertoriés comme tels avec un personnel nommé et contrôlé par l’État français. Des biens religieux musulmans sont transférés par l’Etat au profit de l’Église catholique.

Le Concordat sera appliqué jusqu’en 1905, et certaines de ses dispositions, comme la rémunération de clercs, seront maintenues ensuite. Ce pacte entre l’Église et l’État ne doit pas cacher que les deux parties ont des objectifs bien distincts : l’ambition de l’Église catholique est de « planter » l’Église, celle de l’État français, d’assurer sa domination sur des territoires. Cette divergence n’empêche pas les deux protagonistes de faire alliance.

c) L’échec des tentatives missionnaires

Très vite, malgré la résistance de l’administration coloniale qui s’appuyait sur les notables

Musulmans pour assujettir la population indigène, l’Eglise tente de lancer des initiatives missionnaires. Ce sera d’abord le cas avec les jésuites, mais surtout à partir de 1868 avec la fondation des Pères Blancs par le cardinal Lavigerie.

Cardinal Lavigerie

Un cours sera consacré au cardinal Lavigerie, je ne développe pas davantage cette période, sinon pour mentionner les deux axes sur lesquels s’appuient la mission, essentiellement en Kabylie et dans le Sud.

  • La Santé, avec la fondation de dispensaires et d’hôpitaux. Les soins apportés permettent de gagner la confiance des locaux, qui parfois offrent des cadeaux au personnel soignant en récompense de leur guérison.
  • L’Education. A côté des écoles traditionnelles, sont fondés, notamment en Kabylie, des ateliers pour apprendre divers métiers. Les missionnaires ciblent en priorité les enfants, plus facilement à approcher, moins susceptibles de rejeter catégoriquement leurs enseignements. Dans les écoles, leur est dispensée une éducation religieuse très discrète, subtilement dosée pour ne pas heurter la sensibilité des plus fervents. Dans les orphelinats, les religieux ont plus de liberté, car ils n’ont aucun compte à rendre aux familles des jeunes, décimées pour certaines par les épidémies. Ils ont dans ce cas tout le loisir d’éduquer filles et garçons dans la foi chrétienne.

Mais il faut bien constater qu’en Algérie la mission échoue : elle se heurte à un islam profondément enraciné, particulièrement en Kabylie que l’Église imaginait héritière des caractéristiques ethniques et culturelles de la société antique chrétienne de Saint Augustin.

Progressivement, une dichotomie est introduite dans le clergé entre, d’une part, les religieux et prêtres destinés aux fidèles européens et, d’autre part, les missionnaires voués à la présence en milieu musulman, avec, à terme, l’objectif de leur conversion.

Sous la houlette du clergé diocésain, les chrétiens d’Algérie deviennent une communauté centrée sur elle-même, avec très peu de relations avec les communautés religieuses juives ou musulmanes.

2. La tentation du repli (1892-1916)

Durant cette période, L’Eglise traverse de nombreuses épreuves. Le refus par le Saint Siège de la loi de séparation entre l’Eglise et l’Etat entraîne la confiscation des biens de l‘Eglise, l’expulsion des congrégations (sauf des Pères Blancs). C’est la ruine : plus de séminaire, plus d’archevêché. Epuisé, l’archevêque d’Alger Mgr Combes donne sa démission en 1916.

C’est à cette période que correspond la présence de Charles de Foucauld en Algérie. Là encore, je ne la développe pas, puisqu’un de vos cours lui est consacré, mais la mission discrète qu’il met en œuvre a certainement un rapport avec le contexte historique de l’époque.

3) Une restauration éphémère (1916-1954)

a) L’épiscopat de Mgr Leynaud

Mgr Leynaud (1917-1953) procède à une véritable restauration de l’Eglise.

Mgr Leynaud

  • Il obtient la prolongation des indemnités allouées par l’État aux clercs,
  • Le séminaire de Saint Eugène ouvre à nouveau, en 1936 il compte75 petits séminaristes et 40 grands séminaristes
  • L’enseignement libre est développé, en 1955, il rassemblera 11 500 élèves
  • Plus d’une quarantaine de nouvelles églises sont bâties.

Surtout, plusieurs évolutions sont amorcées avec :

  • La création d’une presse catholique : comme l’hebdomadaire L’Effort algérien proche du catholicisme social ou la revue En terre d’islam qui montre un intérêt renouvelé pour l’Islam.
  • L’essor du scoutisme et de l’Action Catholique Spécialisée pour la jeunesse (JEC, JAC). Appuyée sur des enquêtes et des journées d’études, l’Action catholique développe un modèle original de double mission :
  • La mission intérieure auprès des Européens (l’évangélisation du semblable par le semblable)
  • La mission auprès des Indigènes menée sur le modèle du témoignage muet. L’objectif n’est pas d’accorder des droits politiques aux Indigènes, mais de leur faire bénéficier des œuvres (alimentaire et éducative).

b) Les célébrations des années 30

En 1930, la France a célébré avec éclat le centenaire de la colonisation de l’Algérie.

En mai 1939, l’Eglise catholique d’Algérie fête son centenaire, en tenant à Alger un congrès eucharistique présidé par le cardinal Verdier, archevêque de Paris et légat du Pape Pie XII. Il est reçu officiellement à la gare maritime, par les autorités civiles, religieuses et militaires.

Le cardinal Verdier déclare : Mgr l’Archevêque d’Alger, avec ce magnifique Congrès, auquel Rome et la France ont voulu être officiellement présentes, vous consacrez la définitive résurrection de l’Église africaine et vous ouvrez devant elle, les plus radieuses espérances.

Et le message de Pie XII ajoute : Voici que sur un de ses minarets s’élève la croix du Christ et Alger devient soudain la porte lumineuse par où pénétrera chaque jour plus rapidement, jusqu’au cœur du continent noir, le flambeau de la révélation.

Le message central est donc celui de la résurrection de l’Église d’Afrique, avec un attachement particulier aux saints locaux (saint Augustin, sainte Salsa, sainte Marcienne, etc.) et à la mémoire des martyrs chrétiens. L’idée d’un héritage remontant à l’Empire romain visait, en même temps, à légitimer la présence catholique en Afrique du Nord, antérieure à l’islam. Comment expliquer que l’Église célèbre avec un tel triomphalisme la colonisation et l’évangélisation, alors que le Vatican encourageait plutôt à la prudence et que le clergé local n’ignorait pas le rejet que suscitait la colonisation auprès des musulmans ? En se montrant si démonstrative, elle justifiait l’association du catholicisme à la colonisation, en aggravant la dimension religieuse des tensions qui traversaient la société algérienne.

c) Portraits des catholiques

Arrêtons-nous un instant pour nous demander qui sont les personnes qui forment l’Eglise de cette époque ? Il faut se garder de les caricaturer : la majorité des catholiques, loin d’être des grands propriétaires terriens, vivent dans des conditions modestes. Aux côtés de quelques familles riches et très influentes, il s’agit surtout d’un petit peuple et d’une classe moyenne d’employés et de fonctionnaires. Ceux qui habitent en zone rurale sont plus en contact avec les musulmans, que ceux qui habitent les villes européanisées et vivent entre eux, dans ce que Mgr Pierre Claverie a appelé ‘la bulle’ coloniale.

De façon générale, une barrière sépare les fidèles de la majorité musulmane.

Il y a quelques années, une série d’interviews ont été réalisés auprès de membres de l’Eglise qui ont connu cette période, j’en cite quelques-uns :

« Les Algériens du village étaient peu nombreux, ils n’habitaient pas le village, qui était un périmètre colonial. Je ne sais pas si les Algériens nous sentaient étrangers, mais nous, on pensait être avec eux. Cela ne veut pas dire qu’on se recevait les uns les autres. Jamais à la table de mon père il n’y a eu son commis » Ou un autre : J’allais chez mes copains français, mais je ne pouvais pas aller chez mes copains algériens. C’était une barrière

Un prêtre d’origine algérienne témoigne : « Le petit séminaire d’Oran était un monde clos, en rupture avec le reste de la société tant européenne qu’algérienne. On nous formatait loin de l’actualité … Au grand séminaire [d’Alger], on me traitait de bicot »

Une autre personne, née en Algérie précise : « Je ne connaissais pas d’Algériens. Les seuls que je connaissais, ça faisait partie du paysage, comme les fleurs. Je ne parlais pas arabe. Le personnel à la maison était espagnol. Je n’ai pas connu d’Algériens avant 1960-1961 »

Je rappelle quelques chiffres : De 1830 à 1870 (Diapo 10)

  • Un quart à un tiers de la population algérienne a été exterminé
  • 2,9 millions d’ha sur 9 millions cultivables ont été expropriés
  • Les paysans indigènes versent de 1/5 à 1/3 de leurs revenus en impôts, qui financent la colonisation française
  • Les villes nouvelles sont souvent édifiées en détruisant les monuments et les quartiers antérieurs : À Tlemcen, les deux tiers de la ville intra-muros ont été détruits.
  • Plus d’une trentaine de mosquées sont désaffectées sur ordre militaire et réaffectées en églises d’abord à Alger puis à Blida, Médéa, Mascara, Mostaganem, Oran, Bône, Constantine […]
  • En 1914, seul 5 % de la population indigène était scolarisée dans les écoles françaises, moins de 15 % en 1954.

Comment se fait-il que la plupart des fidèles n’ont pas pris conscience de l’injustice de la colonisation : les expropriations, les déplacements de population, l’inégalité entre les ‘européens’ et les ‘indigènes’ ? Comment ont-ils pu penser qu’ils étaient dans ‘leur’ droit ? Comment se fait-il que l’Eglise, qui pourtant prêchait l’égalité entre les hommes, tous créatures d’un même Dieu, s’est accommodée de cette inégalité, de cette injustice ? On ne peut le comprendre que si on prend conscience que la colonisation est un ‘système’.

Même s’ils sont loin d’être tous pratiquants, la plus grande partie de la population européenne d’Algérie se considère comme catholique. Elle se trouve dans la situation paradoxale de constituer une minorité religieuse tout en étant dans le camp dominant et en ayant besoin de dominer pour subsister.

Les immigrés européens, qu’on appelle alors les Algériens par opposition aux Indigènes musulmans, sont majoritairement issus du sud de l’Europe. Les Français d’origine n’en constituent qu’une partie, il y a aussi des Espagnols, des Italiens ou des Maltais. Le fait, pour eux d’être englobés dans l’ensemble français leur garantit leurs privilèges. Leur sort est objectivement solidaire de celui des notables coloniaux qui constituent le lobby colonial.

Beaucoup vivent la colonisation comme la reconquête légitime d’une terre jadis chrétienne, envahie par les musulmans qui l’ont menée à la ruine. (cf la statue du cardinal Lavigerie sur la place de Notre Dame d’Afrique). Ils se sentent chez eux, et non pas chez l’autre.

Dans les programmes scolaires de la Troisième République entre 1881 et 1914, on note une hiérarchie des religions : le christianisme en haut de l’échelle était la religion des peuples civilisés, venaient ensuite, dans l’ordre, les religions orientales (bouddhisme, religion annamite, confucianisme, hindouisme), puis l’islam et son « faux prophète » ; enfin, tout en bas, les religions « fétichistes ». En conséquence, le sens commun européen percevait l’avancée du christianisme comme une avancée de la civilisation.

Les chrétiens ont donc en commun une lecture falsifiée de l’histoire qui magnifie la « tradition pionnière » des colons et justifie la « mission civilisatrice » de la France, en évacuant les violences militaires françaises de la conquête, la politique de répression contre les tribus et les confiscations de terres, pour ne conserver que l’histoire mythique du modeste colon défrichant la terre algérienne. Certains vont jusqu’à juger illégitime la présence des Arabes en Algérie, puisqu’ils étaient des envahisseurs qui ont pris la place des Romains et des chrétiens. Non seulement la survie de l’Église, minoritaire en terre d’islam dépend de la puissance coloniale, mais ses fidèles adhèrent à l’idée de colonisation, pourvu qu’elle soit accompagnée d’une visée civilisatrice. Non seulement l’idée d’indépendance reste inconcevable pour eux, mais le projet d’accorder la pleine nationalité française aux Indigènes est massivement rejeté, sans doute par peur d’être submergés par une population musulmane beaucoup plus nombreuse.

Les plus ouverts prônent l’assimilation des Indigènes, mais comme un horizon lointain, presque irréel… « (…) L’assimilation d’un peuple tel que le peuple indigène doit être une longue patience, une longue persévérance. ».

Dans les années trente et celles qui suivent, l’Eglise catholique d’Algérie connait donc un fragile apogée.

– Un apogée : Le catholicisme en Algérie est arrivé à maturité, et les célébrations qui marquent les années 30 donnent l’impression d’une présence irréversible de la France en Afrique du Nord et d’une restauration réussie de l’Église d’Afrique.

– Un apogée fragile : L’Église reste dépendante d’une administration coloniale préoccupée par l’essor du nationalisme algérien.

A partir des années 1930, quelques catholiques, influencés par le travail de l’Action catholique, tentent d’adapter les préceptes du christianisme social au contexte algérien. C’est le début d’une timide prise de conscience. Car se pencher sur les conditions sociales des travailleurs en Algérie inclut forcément de prendre en compte le sort des travailleurs musulmans… Des associations se créent, comme l’Association de la jeunesse algérienne pour l’action sociale, pour leur porter secours et tenter de combler le fossé entre les deux communautés. Des figures comme Jean Scotto, le curé de Hussein-Dey puis de Bab el-Oued, deux quartiers populaires d’Alger, inspirent une partie de la jeunesse chrétienne.

Mais, malgré ces débats entamés sous l’influence du catholicisme social, les catholiques algériens ne différent pas du reste de la population d’origine européenne dans leur soutien apporté à la colonisation. Bref, rien ne prépare l’Église à la tourmente qui allait suivre.

4. La tourmente (1954-1962)

Le 8 mai 1945 et les jours suivants, alors que les Français célèbrent la capitulation de l’Allemagne nazie, dans la région de Sétif, des Algériens tuent 103 Européens, à la suite de heurts avec la gendarmerie. Les représailles se terminent en bain de sang : entre 15.000 et 45.000 Algériens sont tués par l’armée française. Au lendemain du massacre, Mgr Émile Thiénard, l’évêque de Constantine et d’Hippone (ancienne Annaba), ne déplore pourtant que le meurtre des Européens, des « victimes innocentes, qui ont payé de leur sang et de leurs vies le simple fait d’être français, prêtres et chrétiens ». Ce fut la seule parole officielle de l’Église catholique algérienne sur les événements de Sétif.

La révolution éclate le 1er novembre 1954. En réaction, de nombreux villageois sont déplacés et regroupés dans des camps. Très vite interviennent des arrestations, des détentions arbitraires, ainsi que l’usage de la torture.

La communauté chrétienne se sent menacée dans son existence même. Le système dans lequel ils ont forgé leurs consciences s’effondre, ce qui provoque un grand désarroi. Un petit nombre de chrétiens, principalement ceux qui ont été sensibilisés par l’Action Catholique, soutient la lutte pour l’Indépendance, ce qui leur vaudra la prison, et pour certains la mort.

Mais la vérité oblige à dire que la majorité a suivi le courant de l’Algérie Française :

En quelques années, les 9/10èmes d’entre eux quittent l’Algérie où ils vivaient depuis plusieurs générations.

La grande figure de cette époque est le cardinal Duval, nommé archevêque d’Alger en 1954, l’année même du déclenchement de la guerre de libération. Originaire de Haute-Savoie, très marqué par la Seconde Guerre mondiale, il a suivi de près les réseaux de résistance de sa région. Longtemps, il espère une réconciliation, tout en dénonçant fermement les abus de la violence. Ce qui lui a valu, jusqu’à aujourd’hui, le respect des Algériens. Lorsque la guerre éclate, il se trouve dans une position très difficile : à la tête d’une communauté majoritairement pro-Algérie française, il se prononce pourtant en 1956 en faveur de l’autodétermination du peuple algérien, ce qui lui vaudra le sobriquet de « Mohamed Duval.

Citons seulement trois extraits de ses nombreuses déclarations (Diapo 12):

« La présence chrétienne en Afrique du Nord ne me paraît légitime que si les chrétiens y sont fidèles à leurs idéaux de justice, qu’ils y lient des relations amicales avec les non-chrétiens et sont au service des habitants du pays »

« Dieu ne fait pas de différences entre les hommes. Le Saint Esprit est promis sans exception à tous. Il faut croire à la réconciliation…L’égalité des hommes devant Dieu et les exigences de l’amour fraternel ne sont pas compatibles avec les injustices économiques et sociales. Priorité est à donner aux plus pauvres, quelle que soit leur situation religieuse » » ou encore « Il faut donner progressivement satisfaction à la volonté d’autodétermination des populations dans le respect des droits des personnes et des communautés. »

La majorité des catholiques sont pour l’Algérie française, certains, notamment au sein de l’Organisation armée secrète (OAS), justifient leurs actions violentes par la défense de la « chrétienté en Algérie ».

Cependant, pendant la guerre, des organisations chrétiennes sont très présentes sur le terrain. Le Secours catholique et la Cimade (protestante) viennent en aide aux villageois parqués dans les camps de regroupement. Certains chrétiens prennent fait et cause pour le Front de libération nationale (FLN). C’est l’engagement de cette poignée de chrétiens nommés à l’époque « progressistes » qui permettra à l’Église de rester en Algérie après l’indépendance… Ils seront les pionniers d’une Église nouvelle, qui se voudra « au service du peuple algérien »

Conclusion

Il reste encore quelques témoins de cette époque et je vous invite à les écouter pour mieux comprendre cette page de l’histoire.

Aujourd’hui, l’Eglise d’Algérie est de moins en moins française, de moins en moins européenne, et pour beaucoup de nouveaux arrivants cette histoire n’est pas la leur. Mais qu’ils le veuillent ou non, elle imprègne encore les imaginaires, particulièrement ceux des Algériens. La colonisation et les dures réalités endurées durant la guerre d’Algérie ont fini par associer la figure du chrétien à celle du Français colonisateur.

Cela nous nous appelle d’abord à l’humilité. Oui massivement l’Eglise, notre Eglise n’a pas pu, n’a pas su voir au-delà du système colonial qui lui avait permis de se développer. Cela nous invite aussi à la lucidité pour ne pas retomber dans les mythes qui ont nourri des générations de chrétiens.

Mais cela nous invite enfin à l’espérance, car, en dépit de ce lourd passé, l’Eglise d’Algérie a traversé la tourmente et l’Esprit suscite en elle une nouvelle raison d’être dans l’Algérie indépendante.

 

 

 

 

 

Église Catholique d'Algérie