Introduction à l’histoire de l’Eglise d’Algérie, Deuxième partie L’Eglise du Maghreb du VIIème au XIXème siècle

(Présentation : Jean Toussaint)

Introduction

Dans une première étape, nous avons étudié la première Eglise d’Afrique du Nord, une Eglise qui a rayonné bien au-delà de ses frontières, avec de grands théologiens comme Tertullien, Cyprien et Augustin, avec 3 papes d’origine berbère…

Notre sujet de ce matin couvre près de 1200 ans, de la conquête arabe, qui débute au 7ème siècle, à la conquête française à partir de 1832. Il n’est pas facile de faire une histoire de ces 1200 ans.

D’une part à cause de la rareté des sources, surtout pour la première période. Quelques documents papaux, quelques récits de voyageurs, souvent légendaires, pratiquement aucun document émanant de l’Eglise en Algérie, sauf quelques inscriptions.

D’autre part à cause de la complexité de l’évolution politique de cette région : de nombreux conflits, une succession de dynasties et de royaumes souvent éphémères.

Nous distinguons deux périodes

Du 7ème au 11ème siècle : La disparition de la première Eglise.
Dans les siècles suivants, l’Eglise des marchands et des captifs, jusqu’au XIVème siècle sous la domination de royaumes arabes, puis du XVème au XIXème siècle sous la domination turque.

 

I) La disparition de la première Eglise

 

La première Eglise du Maghreb, qui semblait si prospère, va totalement disparaître en quelques siècles. Comment et pourquoi cette disparition ? C’est ce que nous allons essayer de comprendre.

Lorsque débute la conquête arabe, l’Afrique n’est plus romaine mais byzantine depuis 2 siècles. Elle est déchirée par une série de schismes et d’hérésies, qui l’ont beaucoup affaiblie. Après le schisme donatiste, contre lequel Augustin avait tant lutté, les Vandales ont imposé l’arianisme, devenu religion d’état. La reconquête byzantine permet un retour à l’orthodoxie mais réintroduit de nouvelles querelles sur la nature du Christ. De nombreux évêchés semblent avoir déjà disparu, et ceux qui restent n’ont plus le même lien entre eux et avec Rome.

A) La conquête et la résistance

En 646, les Arabes engagent la première campagne de conquête de l’Afrique du Nord. Il faudra 6 campagnes militaires successives, durant presqu’un siècle, pour qu’ils prennent définitivement le contrôle de toute la région.

En effet, les Berbères opposent une forte résistance, citons deux exemples

 

 

Koçeïla un chef berbère de la fin du VIIème siècle. D’abord chrétien, Koçeïla se convertit à l’Islam au début de la conquête musulmane, en entraînant tous les siens dans la foi nouvelle, sans doute pour échapper à l’impôt dont les Arabes frappaient les non convertis. Bien que devenu musulman, il prend la tête de la résistance berbère, de 680 à 688.

C’est une femme qui lui succède, Kahina. Contrairement à la tradition qui la disait juive, les historiens actuels admettent qu’elle était chrétienne. Elle meurt dans une bataille aux environs de 700. D’après certains historiens musulmans, prévoyant la déroute de son armée, Kahina aurait envoyé au préalable ses deux fils à l’armée arabe pour les protéger ; ceux-ci, devenus musulmans, auraient été intégrés à un rang élevé dans l’armée arabe.

La conquête par la dynastie orientale arabe des Omeyyades, va donner lieu à un morcellement de la région et à une succession de royaumes locaux, en conflit les uns avec les autres.

La complexité des structures tribales, l’articulation du nomadisme et de la sédentarité, la force du régionalisme rendent compliqué de relater les événements de manière simple, parce que les revirements d’alliance se succèdent de manière incessante. (Diapos 6).

Une seule dynastie, celle des Almohades a pu unifier politiquement le Maghreb tout entier.

B) La disparition

Contrairement à l’histoire officielle enseignée aux élèves algériens, la conversion à l’islam et, encore plus, l’arabisation, n’ont pas étés rapides et globales. Quatre siècles après la conquête musulmane, dans la deuxième moitié du XIème siècle, il existe encore quelques sanctuaires, où le culte chrétien continue à être célébré. Quelques communautés isolées subsistent dans le Sud tunisien. Mais à Alger par exemple, il n’y a plus qu’une église en ruines et absolument désertée.

En 1053 le Pape Léon IX déplore qu’on ne puisse plus trouver en Afrique que cinq évêques

Les derniers documents dont on dispose sont les lettres de Grégoire VII (1073-1085) à l’Église de Carthage et à celle de Bougie. (Diapo 7)

Au crépuscule de cette première Eglise du Maghreb, en 1076, le souverain musulman de Bougie1 écrit au Pape Grégoire VII2 pour lui demander d’ordonner un évêque pour la communauté chrétienne de cette ville (ce qui signifie qu’il n’y avait plus sur place le minimum de 3 évêques pour procéder à une ordination). Le Pape lui répond en une lettre considérée comme le plus ancien témoignage du dialogue islamo-chrétien en Occident, cette lettre est d’ailleurs citée dans le document conciliaire Nostra Aetate :

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à Anzir, roi de la Mauritanie, de la province Sitifienne, en Afrique, salut et bénédiction apostolique.

Votre Noblesse nous a écrit cette année pour nous prier de consacrer évêque, suivant les constitutions chrétiennes, le prêtre Servand, ce que nous nous sommes empressés de faire, parce que votre demande était juste. Vous nous avez en même temps envoyé des présents ; vous avez, par déférence pour le bienheureux Pierre, prince des apôtres, et amour pour nous, racheté des Chrétiens qui étaient captifs chez vous et promis de racheter ceux que l’on trouverait encore.

Dieu, le créateur de toutes choses, sans lequel nous ne pouvons absolument rien, vous a évidemment inspiré cette bonté et a disposé votre cœur à cet acte généreux. Le Dieu tout puissant, qui veut que tous les hommes soient sauvés et qu’aucun ne périsse, n‘approuve en effet rien davantage chez nous que l’amour de nos semblables, après l’amour que nous lui devons, et que l’observation de ce précepte : ‘faites aux autres ce que vous voudriez qu’il vous fût fait’. Nous devons particulièrement, plus que les autres peuples, pratiquer cette vertu de charité, vous et nous, qui, sous des formes différentes, adorons le même Dieu unique et qui chaque jour louons et vénérons en lui le créateur des siècles et le maitre du monde.

Les nobles de la ville de Rome, ayant appris par nous l’acte que Dieu vous a inspiré, admirent l’élévation de votre cœur et publient vos louanges. Deux d’entre eux, nos commensaux les plus habituels, Albéric et Gencius, élevés avec nous dès leur adolescence dans le palais de Rome, désireraient vivement se lier d’amitié et de services avec vous. Ils seraient heureux de pouvoir vous être agréables en ce pays. Ils vous envoient quelques-uns de leurs hommes, qui vous diront combien ils seront satisfaits de vous servir ici. Nous les recommandons à Votre Magnificence et nous vous demandons pour eux cet amour et ce dévouement que nous aurons toujours pour vous et pour tout ce qui vous concerne.

Dieu sait que l’honneur du Dieu tout puissant inspire l’amour que nous vous avons voué et combien nous souhaitons votre salut et votre gloire dans cette vie et dans l’autre. Nous le prions du fond du cœur de vous recevoir, après une longue vie, dans le sein de la béatitude du très saint patriarche Abraham.

Cette lettre a été écrite en latin. Elle ne contient rien qui puisse heurter son destinataire musulman, ce qui montre qu’à Rome, on connaissait la tradition musulmane. Elle montre aussi que déjà à cette époque, on pratiquait l’échange de prisonniers, qui va se développer par la suite.

Peu après, Grégoire VII écrit une lettre à Cyriacus, évêque de Carthage :

Grégoire, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à Cyriacus, son frère chéri dans le Christ, évêque de Carthage, salut et bénédiction apostolique

Il est venu à mes oreilles que l’Afrique, qu’on dit être une des parties du monde et qui, autrefois lorsque le christianisme y florissait, avait un grand nombre d’évêques pour la diriger, est aujourd’hui si atteinte qu’elle n’a plus les trois évêques nécessaires à une ordination épiscopale.

Considérant donc l’extrême péril, qui, en l’occurrence, menace la religion chrétienne et compatissant de tout cœur au dur labeur de ceux qui sont si peu nombreux à peiner dans un si grand champ, nous avons résolu que vous, c’est-à-dire toi et celui à qui nous avons imposé les mains [Servandus], vous choisissiez suivant les constitutions des Saints Pères quelqu’un que vous nous enverrez avec des lettres à l’appui et que, s’il plait à Dieu, nous ordonnerons et vous renverrons pour le besoin des Eglises.

Ainsi, vous pourrez pourvoir aux ordinations épiscopales suivant les prescriptions des saints canons, le peuple chrétien se réjouira chaque jour et se multipliera sous la direction pastorale. De la sorte, le labeur surhumain qui vous écrase sera plus léger, parce que vous serez plusieurs à l’accomplir. Donnée à Rome en juin (1076).

De cette lettre on peut conclure qu’en fait, il n’y avait plus qu’un évêque en Afrique du Nord, celui de Carthage. Avec Servand, celui qui vient d’être ordonné, cela fait deux. Et le pape propose d’en ordonner un troisième. Cela montre la préoccupation du pape pour cette Eglise réduite à sa plus simple expression, mais aussi l’espoir qu’elle se développe à nouveau.

A partir de ces lettres de Grégoire VII, le petit reste de l’Eglise d’Afrique n’a plus aucune relation avec Rome. Et c’est au Xllème siècle que disparaissent les dernières communautés chrétiennes autochtones. Il faut dire qu’à cette période les califes almohades ont été particulièrement intolérants. Après la prise de Tunis en 1159, Abd el-Moumen donne à choisir aux juifs et aux chrétiens entre se convertir à l’islam ou périr par l’épée. A la fin du siècle, son petit-fils, Abou Yousouf Yakoub el-Mansour se vante de ce qu’aucune église chrétienne ne subsiste dans ses Etats.

Que sont devenus les chrétiens ? Une bonne partie, nous le verrons, sont devenus musulmans. D’autres ont émigré vers le Nord3.

C) Pourquoi cette disparition ?

Les faiblesses de l’Eglise maghrébine
L’arrivée des Musulmans a probablement été perçue par beaucoup comme une relative libération par rapport à la domination byzantine qui accablait le peuple d’impôts. Mais comment comprendre cette disparition d’une Eglise aussi importante ? Les raisons sont multiples (Diapo 9) :

– les divisions internes de l’Eglise : une série de schismes et d’hérésies qui l’ont fragilisée, particulièrement le schisme donatiste et l’hérésie arienne.

– la disparition d’un nombre important d’évêchés, qui a entraîné l’absence d’un clergé organisé

– L’absence de monastères (en dehors de la communauté fondée par Augustin) pouvant jouer le rôle de gardien de la Tradition

– la fuite des élites au cours des exodes successifs

– le manque d’acculturation de la foi chrétienne : elle est restée dans la langue de l’occupant romain le latin (contrairement aux églises d’Orient), d’où un décalage croissant entre la culture populaire et la liturgie.

– La simplicité de l’islam, qui a pu apparaître comme une version simplifiée de la foi chrétienne

– le statut imposé par les musulmans : Dans le nouvel ordre musulman, les chrétiens et les juifs ont le statut de dhimmi4, soumis à un impôt spécial. Ce statut a pu pousser les chrétiens à se convertir à l’islam ou à émigrer. (Voir plus loin).

– la conversion de chefs de tribus, souvent plus pour des raisons politiques que par conviction, suivie par la conversion des membres de la tribu (d’où de nombreux cas d’apostasie)

– Enfin, à certains moments de la conquête musulmane, notamment la période almohade, la conversion forcée.

On a parlé d’une sorte de ‘glissement’ de la population vers l’islam. Pour reprendre la formule de Mohamed Talbi, un historien tunisien, le christianisme africain «s’éteignit comme une lampe privée d’huile (…) parce qu’il ne sut, ou ne put, trouver en son sein les ressources intellectuelles indispensables à sa survie ». Ce qui n’a pas été le cas en Orient où ont subsisté jusqu’à aujourd’hui des minorités chrétiennes.

II) La pratique missionnaire musulmane

Si la disparition de la première Eglise a de nombreuses causes internes, elle vient aussi de l’efficacité missionnaire des musulmans.

L’islamisation commence par les villes. (Diapo 10) Les conquérants implantent l’islam dans les villes que visitent des missionnaires guerriers puis des savants itinérants.

Ils créent aussi des villes nouvelles, de véritables centres religieux, comme Kairouan, première fondation musulmane (670), et Fez, (809), aux deux extrémités de la région. Ces deux villes, et d’autres de fondation plus récente comme Bougie (Béjaïa) et Tlemcen, deviennent des pôles culturels, scientifiques et spirituels, qui rayonnent dans toute la région. La conquête n’a pas été seulement militaire, mais aussi culturelle.

La conversion des Berbères des campagnes est plus récente que celle des citadins. L’islam leur apparaît plus comme une variante du christianisme (il y en avait tant, vu la succession de schismes et d’hérésies !) que comme une nouvelle religion.

Citons trois autres pratiques ‘missionnaires’ :

L’imposition du statut de dhimmi aux non-musulmans. Les conquérants arabes accordent aux non musulmans le droit de conserver leurs biens, leurs lieux de culte et leurs pratiques religieuses. Ils pouvaient restaurer les anciens lieux de culte, mais non en construire de nouveaux … Avec un certain nombre de contraintes : L’interdiction du prosélytisme, du mariage avec une femme musulmane, de porter des armes, d’aller à cheval (seulement à dos d’âne ou de mulet). L’obligation de porter un vêtement distinctif. Mais surtout, Ils devaient payer un impôt spécifique : la jizya. Cet impôt, calculé en fonction du nombre d’individus, était prélevé collectivement par les prêtres ou les rabbins. Il est difficile de faire la part chez les convertis entre l’adhésion sincère à la foi nouvelle et le désir d’échapper à cet impôt.
La prise d’otage parmi les fils de princes ou de chefs de tribus. Ces enfants islamisés et arabisés, de retour chez leurs eux, devenaient des modèles car ils étaient auréolés du prestige que donne une culture supérieure.
Les moines-soldats et les ribâts (Diapo 11) : Le ribât est à la fois une caserne et un couvent pour les ‘mourabitoune’, une sorte de moines-soldats. De là vient le nom de la ville de Rabat au Maroc, puis des Almoravides dont le nom est une déformation hispanique de morabitoûn. Le maraboutisme, (autre mot dérivé du ribât) encore très vivant en Algérie, est un lointain descendant de ce mouvement.

Parmi les missionnaires, tous ne sont pas sunnites

Les missionnaires chiites, (mouvement né du conflit de succession entre Ali et Al Muawiyya) qui influenceront la dynastie almohade.
Les missionnaires kharédjites (mouvement né d’une scission parmi les chiites) qui sont à l’origine de plusieurs royaumes, comme celui de Tlemcen. Ce courant donne lieu aux ibadites, dont les derniers descendants sont les Mzabites, dont le foyer est à Ghardaïa

Ces courants ont contribué à l’apparition de nombreuses adaptations berbères de l’islam arabe.

Certaines régions ont été plus lentes à s’islamiser comme le Hoggar, seulement à partir du XVème siècle. D’autres n’ont jamais été islamisées, comme les îles Canaries, contrairement à la Sicile.

Les royaumes berbères vont progressivement disparaître pour laisser place au XVème siècle à la domination turque (Diapo 12). Dans le même temps a lieu la ‘Reconquista’ qui chasse de l’Espagne les conquérants arabes et met fin à leur présence en Andalousie.

 

A Suivre : L’Église des « émigrés » et des captifs, du XIIe au XIXe siècle

 

1 An-Nasir ibn Alannas ibn Hammad (?-1088) est un souverain issu de la dynastie hammadide, qui règne sur le Maghreb central (Algérie) de 1062 à 1088. Il fonde la ville de Béjaïa et y établit sa capitale. Pour accroître le rayonnement de sa ville, il souhaite la nomination d’un évêque.
2 Grégoire VII ( vers1015 – 1085) est un moine bénédictin toscan qui devient en 1073 le 157ème évêque de Rome et pape. Il est le principal artisan de la réforme grégorienne.
3 [Comme Constantin l’Africain (Diapo 8), un des derniers chrétiens de Carthage]. Né sans aux environs de 1015, il appartenait vraisemblablement à une famille chrétienne. Constantin est d’abord marchand, voyage dans de nombreux pays d’influence musulmane, notamment à Bagdad, où étudie la médecine et est ainsi mis au contact des écrits arabes. Il part enseigner la médecine à Salerne (Italie du Nord), vers 1070 et intègre vers 1076 l’abbaye du Mont-Cassin en tant que moine, où il travaille à plus de trente traductions d’ouvrages de médecine. Les premières traductions de Constantin concernent des travaux médicaux élaborés à Kairouan aux IXe et Xe siècles. Kairouan est alors une ville d’une grande richesse culturelle, dynamisée par un creuset de communautés judéo-arabes très actives. Constantin s’attribue sans complexe les œuvres qu’il traduit. Mais, grâce à lui, la médecine arabe va influencer la médecine occidentale.
4 En Espagne, les autorités catalanes accorderont à la population musulmane un statut proche de celui des ḏhimmī en terre d’Islam.

Église Catholique d'Algérie