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Archevêque d’Alger, Jean-Paul Vesco décrypte pour La Vie la manière dont François renouvelle la fonction de pape. Il analyse le style et le tempérament de ce jésuite au « caractère bien trempé ».
LA VIE. François avait été élu sur un agenda réformateur : 10 ans plus tard, peut-on dire qu’il a tenu ses promesses ?
JEAN-PAUL VESCO. Avant son élection, il avait dit qu’il fallait remettre l’Évangile au cœur de l’Église, et il a fait ce qu’il a dit. Ce qui est en jeu dans son pontificat, c’est la volonté de changer le rapport de l’Église au monde. Pour cela, il n’a pas hésité à bousculer d’emblée les codes d’inspiration monarchique de l’autorité pontificale et plus largement de l’autorité dans l’Église. Il a posé d’emblée des petits gestes à haute portée symbolique : conserver son anneau et sa croix épiscopale d’archevêque de Buenos Aires, ne pas occuper les appartements pontificaux, porter lui-même son cartable en montant dans un avion, appeler en direct des interlocuteurs interloqués, se déplacer ostensiblement dans des véhicules modestes….En grande partie, il s’inscrit en cela dans un processus engagé par ses prédécesseurs : Jean X
XIII est descendu de la chaise à porteur, Paul VI a déposé la tiare, Jean Paul II a montré la dimension planétairement politique d’un pape, Benoît XVI a posé cet acte incroyable de renonciation. Mais François a entendu poser par ces gestes le signe d’une Église en prise directe avec le monde. C’est aussi le sens de son insistance sur la fraternité qui restera, j’en suis sûr, l’un des grands marqueurs de son pontificat avec notamment la déclaration on d’Abu Dhabi sur la fraternité humaine et l’encyclique Fratelli tutti.
Ce changement de rapport au monde passe aussi par une nouvelle manière de parler !
J.-P.V. Oui, comme beaucoup, j’ai souvent été touché, par exemple, par les conférences de presse dans l’avion lors des retours de voyage. Il s’y exprime de manière très spontanée, ne craignant pas d’apparaître comme un homme parfois fatigué, avec le risque de paroles audacieuses ou considérées comme « non autorisées ». On a pu craindre que cette façon plus humaine de dialoguer n’affaiblisse la parole d’un souverain pontife. Je crois au contraire que cette parole directe, sans filtre, touche davantage les esprits et les cœurs, quitte à ce qu’elle fasse l’objet de critiques et nécessite même des précisions a posteriori. Il serait incroyable qu’un souverain pontife dont la vocation est de prêcher le Christ, Dieu fait homme, voie sa parole affaiblie au motif qu’elle serait trop humaine !
C’est-à-dire ?
J.-P.V. Ceux qui lui font des reproches sur sa manière d’être pape ont le senti ment qu’il désacralise la fonction et porte atteinte à son autorité. En ce qui me concerne, je pense qu’il remet la sacralité de la fonction à sa juste place. Il nous retourne la question : qu’est ce qui est sacré ? Qu’est-ce que l’on sacralise ? Le saint-père ti re son autorité de sa fi délité à l’Évangile et cette autorité-là n’a pas besoin d’être préservée ou entretenue dans la distance et le mystère comme doit l’être celle d’un empereur derrière les murs d’un palais. Ce n’est pas cette sacralité et cette autorité-là que l’Évangile nous demande d’annoncer au monde.
En désacralisant ce qui a été trop humainement sacralisé dans la fonction de pape, François renforce son autorité. Il respecte, bien sûr, le mode de gouvernement de l’Église qui a fait ses preuves, mais il se garde de le surjouer. Et cela vaut aussi pour nous, prêtres et évêques. C’est tout l’enjeu de la lutte contre le cléricalisme et la distance qu’il induit dans le souci plus ou moins conscient d’asseoir une autorité.
Mais quel est ce « principe monarchique » dans l’Église que François bouscule ?
J.-P.V. L’Église catholique a calqué son modèle d’organisation sur celui d’une monarchie absolue de droit divin. Comme pour le sacre d’un roi, l’évêque, détenteur des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire reçoit lors de son ordination un anneau, une mitre en guise de couronne, une crosse en guise de sceptre, une cathèdre en guise de trône, un blason et un titre. Tout cela, évidemment, est investi d’un sens spirituel qui sublime ces gestes et leur donne une consistance, mais il faut être conscient de leur substrat humain inspiré du modèle politique monarchique. Il ne s’agit pas de remettre en cause ce qui est constitutif du corps institutionnel de notre Église, mais il convient d’en avoir conscience, de le tenir à sa juste place en évitant de le sacraliser à l’excès. Il convient aussi de travailler à équilibrer les pouvoirs comme une monarchie moderne sait le faire. Nous ne pouvons, par ailleurs, plus nous masquer le lien entre cette question du pouvoir et celle des abus, notamment des abus sexuels. Les abus sexuels sont des abus de pouvoir, et l’exercice du pouvoir dans l’Église fait partie de la lutte contre ces abus.
En même temps, François a un sens aigu de l’autorité, et il se montre parfois dur !
J.-P.V. Cela peut sembler paradoxal. Mais c’est ne pas connaître la vie religieuse ! Une des grandes qualités de François est d’être jésuite et d’avoir su le rester, parole de dominicain ! C’est un religieux qui est devenu pape et cela a sans doute dérouté. Dans la vie religieuse, l’autorité n’a pas besoin de beaucoup de signes ou d’insignes, quelques gestes symboliques suffi sent. Le supérieur religieux est un primus interpares (« premier entre ses pairs ».) Le fait d’être revêtu du même habit, ou même pas très bien habillé, d’être simple, souriant et fraternel ne signifie pas que l’on ne puisse pas faire preuve d’autorité. C’est le cas du pape François. Pour s’attaquer à la réforme de l’Église en profondeur, il fallait un caractère bien trempé et une vraie poigne. Le cardinal Bergoglio a voulu être François en référence au Poverello, qui ne manquait pas de tempérament, lui non plus. On a imaginé un moment que ce pape, souriant presque timidement au balcon de la loggia, serait un doux, assez ignorant des rouages de la Curie, et qu’il allait se couler aisément dans le moule qui lui serait présenté.
Manifestement, il n’en a pas été ainsi Dans toute situation de pouvoir chacun se révèle avec ses forces et ses limites, et la tâche est immense. Ce n’est pas pour rien qu’il demande inlassablement de prier pour lui. Peut-être demain y aura-t-il une autre figure de pape qui correspondra aux exigences du moment, mais celui-là a ressenti le besoin de faire bouger des choses au sein de la Curie, au risque de choquer et peut-être même de blesser..
Quel est l’enjeu de sa réforme de l’Église selon vous ?
J.-P.V. Dans cette volonté de réformer de l’intérieur la vie de l’Église et c’est toute l’importance du Synode sur la synodalité, François n’a rien remis en cause du magistère de l’Église et de sa doctrine. Il a toutefois replacé la personne au centre du magistère, cela en modifie la perspective et induit un rapport plus complexe à la vérité. En choisissant délibérément d’aller vers le monde, et donc aussi ses périphéries, je crois que François a vraiment contribué à remettre l’Évangile au cœur de l’Église, et l’Église au cœur du monde.
INTERVIEW M.-L.K.
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