II père Gérard de BELAIR

Nous en sommes les témoins

R.S. : Pourquoi être resté en Algérie si longtemps ?

Pourquoi restons-nous en Algérie, pour ma part depuis 50 ans ? Cette question est comme l’écho de celle posée avec étonnement par certains ami(e)s algériens : « Vous êtes toujours là ? », dont il n’est pas toujours facile d’analyser ce qu’elle signifie.

Il y aurait en effet beaucoup de raisons de quitter le pays Et pourtant, comme de multiples rivières rejoignant un grand fleuve, il y a autant et plus de motifs à demeurer dans le pays qu’à le quitter, même si tous n’ont pas la même valeur et ne sont pas absolument purs (nous ne sommes pas encore des saint(e)s !). De cette confluence de motifs, difficiles à hiérarchiser, nous en dégageons quelques-uns.

Le pays est immense (2,382 millions de km2) et sa population est d’une grande diversité : habitants du littoral, des plaines intérieures, des hautes plaines, des montagnes, du Sahara ; Arabes et Berbères, Mozabites, Soufis ou Chaouias et Touaregs. Cette diversité est à l’origine d’autant de types d’humanité. Cette immensité est à l’origine d’une grande diversité des paysages, de faune et de flore. Autant d’éléments attrayants.

Malgré nos limites (âge, caractère d’étranger, etc.), il nous est souvent demandé d’exercer nos compétences (là, la couture, ici, des soins médicaux ou le traitement du handicap mental ou une recherche universitaire…), de partager simplement notre expérience, de répondre à une demande de conseils, d’entendre et de recevoir des confidences, où la souffrance est souvent présente. Nous sommes aussi invités à vivre avec nos hôtes certaines fêtes religieuses, certains événements familiaux (mariages, deuils ou autres)… Nous avons ainsi été invités à entrer progressivement dans ce jeu où l’humanité en devenir est en jeu dans le peuple algérien, que Paul nomme :» l’Homme nouveau, facteur de paix » (Eph. 2,15).

Nous sommes aussi souvent frappés par la gratuité de certains gestes et la qualité de certaines relations (que nous ne retrouvons pas en Europe avec une telle densité sinon une telle simplicité), souvent, mais pas toujours, étayées sur des amitiés de longue durée (50 ans et plus). Mais n’est-ce pas le reflet d’un futur inouï, proposé à tout homme : être « enfants de Dieu… et donc héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ… « (Rom. 8, 16).

Face à de telles attitudes, quitter le pays dans une conjoncture difficile nous paraîtrait une trahison, un « lâchage » indigne ; c’est au contraire une invitation à être solidaires, comme nous avons voulu l’être lors de la « tragédie nationale » (1992-2000…). Pour toutes ces raisons et beaucoup d’autres, nous ne voyons pas pourquoi nous quitterions le pays. 

Le peuple algérien en effet, avec sa diversité, constitue une riche facette de l’humanité, souvent méconnue, parfois méprisée. Aussi est-il un peuple attachant, au sens fort du mot : « il crée des liens » (cf. le Petit Prince) avec nous et nous avons l’outrecuidance de croire que nous avons créé des liens avec lui. Un réseau d’amitié s’est tissé, souvent révélé à l’occasion de rencontres : « connaissiez-vous un tel ou un tel ? », prêtre, religieuse, laïc, reparti en Europe ou décédé ; cette personne avait définitivement marqué le questionneur et ce dernier désirait le partager…

Cette valeur de la rencontre, le Père Teissier, archevêque émérite d’Alger, d’heureuse mémoire, la situe au niveau d’un sacrement (le huitième !) entre le chrétien et le non-chrétien : « La plus grande joie qui nous soit donnée dans nos collaborations islamo-chrétiennes, c’est celle de ce moment où devient possible un vrai partage, engageant en même temps de vraies fidélités. Pour nous, ce sont des moments où se manifeste ce Règne de Dieu dont parle tout l’Evangile ».

Une autre conviction confirme ce désir de rester : nous pensons que, malgré la fragilité sinon l’insignifiance de notre Eglise d’Algérie, il manquerait à l’Eglise une dimension à son universalité, si elle n’intégrait pas dans la rencontre cette facette de l’humanité riche de sa diversité et de son originalité ; cette découverte ne peut l’être que dans un long accompagnement… Il est évident pour nous que sans cette dimension algérienne, l’Eglise, humanité en devenir, ne pourrait qu’être tronquée. À ce propos, je souscris à cette réflexion forte de Christian de Chergé (assassiné avec ses frères durant la période sombre, aujourd’hui béatifié avec ses ses 6 frères et 12 autres frères et sœurs en 2019 à Oran) : « Dieu a tellement aimé les Algériens qu’il a envoyé son propre Fils pour les sauver ».

Oui, nous sommes toujours là, mais dans une démarche de totale gratuité, face à des personnes qui nous arrachent souvent des cris d’admiration : « En vérité, chez personne, mieux qu’en Algérie, je n’ai trouvé une telle foi », actualisant l’adresse de Jésus à propos de l’attitude de l’officier romain. J’entends ce mot foi au sens de « courage d’être, capacité de se tenir debout ». N’est-ce pas ce qu’il nous est donné d’admirer dans cette démarche pacifique de tout un peuple, même si l’avenir reste incertain ? Nous en sommes les témoins.

Propos recueillis par

Rosalie SANON, SAB

Église Catholique d'Algérie