Gilles Kepel: l’équilibre du Moyen-Orient bouleversé par la guerre en Ukraine

La guerre en Ukraine opère une déstabilisation profonde du système international. Le politologue spécialiste du monde arabe, Gilles Kepel, de passage à Rome, en décrypte les conséquences énergétiques et alimentaires pour la région Moyen-Orient Méditerranée.

Entretien réalisé par Olivier Bonnel – Cité du Vatican

Cette guerre a des conséquences multiples: énergétiques, avec la hausse des prix de l’énergie et la fin progressive des approvisionnements de gaz russe aux pays européens, mais aussi alimentaires, la Russie et l’Ukraine étant avant la guerre parmi les principaux exportateurs de céréales dans le monde.

Quel est donc son impact sur le Proche et Moyen Orient, région productrice d’énergies fossiles mais également très dépendante des céréales russo-ukrainiennes ? Le conflit en Ukraine a-t-il créée une recomposition des équilibres géopolitiques dans cet espace méditerranéen ? Entretien avec le politologue Gilles Kepel, spécialiste du monde arabe, directeur de la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS Paris).

Quelles ont été les conséquences immédiates de la guerre en Ukraine au Moyen-Orient?

La guerre a eu des effets macroéconomiques directs pour l’ensemble du monde, mais plus particulièrement pour la région Moyen-Orient Méditerranée. Tout d’abord, avec l’augmentation considérable des prix de l’énergie et la fin des livraisons du gaz russe à l’Europe, les producteurs de pétrole et de gaz, de l’Algérie à l’Arabie Saoudite jusqu’à l’Irak, se réjouissent. L’autre aspect, c’est que même si le blé ukrainien passe désormais par le Danube, la masse de livraisons a été interrompue ; on espère donc que tout n’est pas en train de pourrir.

Des pays comme l’Égypte, à 104 millions d’habitants – pays le plus peuplé du monde arabe -, l’Irak, la Jordanie, le Liban, la Syrie, la Libye, la Tunisie et l’Algérie – très gros importateur de blé – se préparent à des émeutes de la faim, redoutées cet automne. Rappelons qu’en 2010, à la veille des dits Printemps arabes, l’augmentation simultanée des prix des hydrocarbures, du gaz et du blé, avait déclenché le mouvement et fait tomber les régimes de l’époque.

Les pays du Golfe et du Moyen-Orient tirent-ils profit d’un certain isolement de la Russie sur la scène internationale?

Si l’on regarde bien les votes aux Nations-Unies, la Russie n’est pas si isolée que cela. Un certain nombre d’États africains et asiatiques, plutôt en accord avec les Européens sur les droits humains, se sont jusque là abstenus dans la guerre russo-ukrainienne, en se disant «qu’ils se débrouillent» et suivent leurs propres intérêts. Il y a cette volonté de maintenir à distance la Russie d’un côté, et l’Ukraine, l’Europe de l’autre, de façon à essayer de bénéficier au maximum des deux créneaux. Par exemple en achetant du gaz et du pétrole russe, s’ils peuvent l’avoir moins cher.

Dans cette guerre, la Turquie semble se détacher. Le président Recep Tayyip Erdogan est-il le grand gagnant de cette séquence géopolitique ?

Il est très pragmatique et versatile. Son objectif est d’être réélu. Lorsqu’il s’agissait d’approuver l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’Otan, il a réalisé une sorte de chantage en demandant d’interdire les partis kurdes réfugiés dans ces deux pays, qu’il soupçonnait d’être pro-PKK, le parti travailleur du Kurdistan. Il joue le bras de fer, comme avec les Etats-Unis, achetant des S-400, des missiles russes, tout en étant membre de l’Otan. De même, il vend des drones aux Ukrainiens. L’Ukraine est donc totalement présente au Moyen-Orient.

21 Juil 2022 | Actualités, Société

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