La fraternité comme principe de non-violence
Adnane Mokrani
L’encyclique « Tous Frères » « Tutti fratelli » confirme et approfondit le document sur la fraternité humaine, signé par le Pape et le Grand Imam Ahmed al-Tayyeb, et le surpasse sur certains points. Les points communs entre les deux textes sont nombreux, notamment l’importance de la pleine citoyenneté; la renonciation à l’usage discriminatoire du terme «minorité», de sorte que tous soient des citoyens égaux devant la loi et l’État; la condamnation catégorique de la guerre et du terrorisme, avec l’attribution aux religions d’une mission de paix et de non-violence, étant par définition et vocation «au service de la fraternité dans le monde», ou du moins telles qu’elles devraient être.
Sur certains points le Pape est allé au-delà du document islamo-chrétien, atteignant un niveau plus radical dans ses affirmations, il y a le dépassement de la théorie de la guerre juste: «aujourd’hui, il est très difficile de soutenir les critères rationnels mûris dans d’autres siècles pour parler d’une possible guerre juste »(Fratelli tutti, 258). La guerre est vue comme un «déni de tous les droits» (Ft, 257) et comme un «échec de la politique» (Ft, 261), et elle ne peut être qu’injuste. Il n’y a pas de place pour justifier la violence au nom de la politique ou de la religion. Le pape évoque le développement technologique qui a rendu la guerre plus nue, les bombes dites intelligentes ne sont plus en mesure d’éviter ce que dans le jargon de la gerre on appelle
les dommages collatéraux , les victimes civiles. La guerre sans coût pour les vies humaines n’existe pas.
Pour atteindre ce niveau de non-violence radicale de manière concrète, et pas seulement en tant qu’idéal, nous devons activer le rôle de l’Organisation des Nations Unies, réformer son organisation et l’aider à imposer « la force du droit » plutôt que le « droit de la force » ( Ft, 174). Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible d’abandonner la logique de la jungle et de la remplacer par la fraternité comme éthique des relations internationales. L’échec de l’ONU, où les initiatives unilatérales et illégales trouvent de l’espace, est désormais évident.
Le terrorisme, condamné à plusieurs reprises, n’est pas la seule forme de violence politique: l’encyclique souligne fortement les risques du populisme, qui «vise à gagner en popularité en fomentant les penchants les plus bas et égoïstes de cer
tains secteurs de la population» (Ft, 159) . L’égoïsme est à l’origine du mal, le seul remède est de «sortir de soi pour trouver chez les autres une augmentation de l’être» (Ft, 88). Vouloir concrètement le bien des autres se traduit politiquement par le service du peuple et le dévouement au bien commun. Le rôle le plus important de la religion dans le domaine politique et social est précisément d’éduquer une conscience critique et prophétique, une âme libérée de l’égoïsme qui aime tout le monde sans discrimination, au service des autres. Le Pape, pointant du doigt l’égoïsme comme cause profonde du populisme, propose un remède spirituel qui fait partie de la mission même de la religion. La religion à sa racine, est un remède spirituel à l’égoïsme, individuel et collectif: cela se réalise lorsque la religion est consciente de sa mission pédagogique et humaniste. Ce qui compte vraiment, comme le dit le philosophe iranien Ramin Jahanbegloo, ce n’est pas tant le fait de croire, mais plutôt ce que chacun de nous fait de sa croyance, comment il l’utilise pour le meilleur ou pour le pire, comme instrument de paix ou comme arme de guerre. Comme le dit le Pape, le pauvre d’Assise «n’a pas fait la guerre dialectique en imposant des doctrin
es, mais a communiqué l’amour de Dieu» (Ft, 4). Les doctrines ne servent qu’à semer l’amour. Quand elles deviennent une arme d’exclusion, cela signifie qu’elles sont désormais vides, elles sont lettres morte.
Les partis politiques ne suffisent pas à créer une société pacifique, au contraire ils sont parfois eux-mêmes la cause de la violence. Le Pape évoque le rôle de la société civile, les soi-disant «mouvements populaires»: véritables «poètes sociaux» et «torrents d’énergie morale» (Ft, 169), ils doivent être impliqués dans la participation sociale, politique et économique, mais soumis à une plus grande coordination. De cette manière, il sera possible de passer d’une politique «envers» les pauvres à une politique «avec» et «des» pauvres. Le Pape parle aussi de l’indépendance de la justice, qui représente un pilier de la démocratie et de la paix sociale: la justice corrompue suscite la violence.
Concernant l’éradication de la violence dans la société, le Pape traite d’une autre question sensible, celle du système carcéral, qui touche souvent les pauvres. Le Pape réitère la condamnation de la peine de mort, mais va plus loin en discutant de la validité et du sens de la réclusion à perpétuité, considérée comme « une peine de mort cachée » (Ft, 268), et aborde ainsi la question de l’échec du système pénitentiaire. , où «certaines parties de l’humanité semblent épuisables au profit d’une sélection qui favorise un secteur humain digne de vivre sans limites» (Ft, 18). Ainsi, la prison perd son potentiel en tant qu’espace éduc
atif pour repenser, et en fait elle est souvent un lieu de violence et de radicalisation, puisque cette soif de Dieu qui naît de la crise et de la solitude ne trouve pas l’accompagnement nécessaire pour se transformer en un réelle opportunité de conversion authentique, et non dans une fuite ou dans une dissimulation religieuse.
En résumé, l’encyclique et le document de la fraternité humaine nous montrent que la fraternité est la condition d’une paix véritable et d’une réconciliation authentique. C’est ce que le Coran exprime clairement lorsqu’il déclare:
Les croyants ne sont que des frères. Établissez la concorde entre vos frères, et craignez Allah, afin qu’on vous fasse miséricorde.(49, 10)
Dans ce verset, nous trouvons trois éléments complémentaires: la foi – la fraternité – la paix. La fraternité est le fruit de la foi en Dieu, ou du moins en l’homme et en sa dignité (à laquelle Dieu lui-même croit), et cette même fraternité nous appelle à faire la paix entre frères. Dans l’original arabe, la forme du duel est utilisée, «vos deux frères», ce qui pourrait être une allusion au premier fratricide, celui d’Abel par Caïn. C’est un appel à intervenir avant que le pire n’arrive et que le drame ne se répète: à ce moment-là une pluie divine de miséricorde descend
du Ciel, un amour enveloppe le monde, à ce moment-là tout le monde est vraiment frère.
Adnane Mokrani
Enseignant à la Grégorienne Rome
travaille à la fondation Fscire (http://www.fscire.it/index.php/it/biblioteca-la-pira/