100 ans après la mort du bienheureux Charles de Foucauld, l’actuel archevêque d’Alger, Jean-Paul Vesco, rend hommage à la fécondité du message de ce « frère universel ».
Charles de Foucauld a été tué il y a un peu plus de cent ans devant le Bordj qu’il avait construit à Tamanrasset pour protéger les habitants de ce petit douar devenu aujourd’hui une grande ville. Cette mort violente a mis en lumière la vie cachée de cet homme brûlé par le désir de donner sa vie en signe du plus grand amour pour son Seigneur. Sa mort a fortement contribué à forger une icône d’ermite perdu dans les sables du désert, qui ne dit pas au plus juste la vérité de ce destin si singulier, à portée si universelle. Au fil du temps s’est dégagée une image autrement plus complexe, plus belle et plus humaine de la personnalité de Charles de Foucauld. Loin de l’immobilité d’une icône, le témoignage de Charles est d’abord celui d’une trajectoire faite de prises de conscience, de conversions successives. C’est en cela qu’il rejoint nos vies et parle encore au cœur de tant et tant de personnes.
Il y a bien des façons de lire la vie de Charles de Foucauld, tant elle est riche et inépuisée. On peut s’attacher à la radicalité de la conversion de cet homme, orphelin de père et de mère à l’âge de cinq ans, en mal d’idéal après avoir, avec son ami d’enfance, « désappris à prier », et qui, revenu de tout, noyait son dégoût de vivre dans les fêtes offertes à ses amis d’école d’officiers. On peut vouloir suivre cet homme en quête de la dernière place et de la vie cachée de Jésus à Nazareth, recherchée au fond d’une Trappe jamais assez éloignée, jamais assez pauvre, et finalement trouvée un temps dans une cabane au fond du jardin des Clarisses de Nazareth.
Ayant enfin consenti à être ordonné prêtre, le 9 juin 1901 dans la chapelle du grand séminaire de Viviers, on peut être touché par son zèle missionnaire et son souci d’aller rejoindre les plus éloignés de l’annonce évangélique, jusqu’aux confins du Sahara français de l’époque, à défaut de pouvoir évangéliser le Maroc, exploré de façon héroïque et remarquée avant sa conversion. On peut encore être émerveillé par sa titanesque activité scientifique, qui lui permettra, en onze années seulement de présence à Tamanrasset, de rédiger le premier dictionnaire de tifinah, la langue des Touareg, lequel fait encore autorité aujourd’hui, et de recueillir des milliers de vers d’une poésie transmise jusqu’alors uniquement par l’oralité.
Cette fraternité offerte à tous, sans considération d’appartenance religieuse, ethnique ou nationale, est la marque de fabrique de la fraternité des disciples du Christ.
Il est une autre clé de lecture de la vie de Charles de Foucauld, c’est celle de l’amitié. L’amitié marque la vie de Charles depuis l’enfance jusqu’au jour de sa mort. Le pseudo ermite du désert a entretenu toute sa vie une correspondance considérable (6000 lettres retrouvées à ce jour, beaucoup sont perdues), notamment avec sa cousine adorée, Marie de Bondy, et l’abbé Huvelin, son père dans la foi et aussi son « meilleur ami ». Une approche trop rapide de la vie de Charles à Tamanrasset pourrait le voir utiliser l’amitié avec les touareg comme un pis aller, à défaut de pouvoir se livrer à une annonce explicite de l’Évangile. Peut-être en a-t-il été ainsi dans l’esprit de Charles au moment de son arrivée, quand il s’attache à rédiger des rudiments de grammaire et de lexique destinés à permettre à d’hypothétiques missionnaires de venir délivrer leur message, comme à sens unique, sans rien attendre en retour de ces « pauvres de la terre ». Au lieu de cela, Charles va découvrir des hommes et des femmes, certes inconnus des bons Français de son époque, mais enracinés dans une tradition, une religion et une culture pour laquelle il va se passionner au point de sacrifier des heures et des heures de prière. Et s’en accuser ! Va s’établir entre eux et lui ce rapport d’altérité et de réciprocité propre à l’amitié.
C’est alors, et alors seulement, qu’il va devenir ce frère universel qu’il aspirait tant à être. Cette fraternité offerte à tous, sans considération d’appartenance religieuse, ethnique ou nationale, est la marque de fabrique de la fraternité des disciples du Christ. Une fraternité qui n’est pas fondée sur une commune appartenance humaine, mais qui se reçoit d’une amitié dans le miroir de laquelle on peut reconnaître en chaque personne le reflet d’un unique créateur. Cette amitié fraternelle, ou cette fraternité universelle, par laquelle Charles s’est livré jusqu’au risque d’en mourir, fait de lui un grand témoin de cette fraternité chrétienne à laquelle nous sommes appelés par Celui qui a dit à ses apôtres : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »
Comme pour d’autres grands témoins, tels les moines de Tibhérine ou Mgr Pierre Claverie, la mort de Charles de Foucauld n’a pas été recherchée et ne vaut pas pour elle-même. Elle met en lumière la réussite d’une vie dont Charles, le frère universel, n’a pu entrevoir l’immense fécondité. Plus près de nous, la mort du père Jacques Hamel ne dit rien par elle-même, sinon l’aveuglement de ses assassins. Mais elle met en lumière la beauté et la fidélité d’une vie donnée jusqu’au bout par un humble prêtre à la suite de son Seigneur.
Jean-Paul Vesco + archevêque d’Alger