Nous sommes fin septembre et le coronavirus n’a pas encore élu domicile à « Ma Maison » chez les Petites Sœurs des Pauvres d’Oran. Que les Saints Anges l’en écartent à jamais ! Pourtant, la présence active et intense de ce virus à Oran a bien perturbé la vie habituelle des personnes âgées de Ma Maison. Ces lignes voudraient retracer quelque peu le vécu et l’ambiance des sept mois passés dans le confinement avec une soixantaine de personnes âgées, musulmanes, plus ou moins valides ou totalement dépendantes.
Depuis le 15 mars, toutes les portes sont soigneusement bouclées : personne n’entre, personne ne sort, le confinement est total. Par mesure de prudence, le Père Thierry Becker qui vit depuis quelques années dans une maisonnette située dans la propriété des Sœurs, a dû quitter Ma Maison depuis le 21 mars pour résider à l’évêché d’où on le conduit à l’hôpital pour des séances de dialyse, deux fois par semaine. Donc, je suis seul prêtre pour célébrer l’eucharistie quotidienne avec cinq religieuses dont sœur Meriem, Petite Sœur de Jésus, les fidèles de l’extérieur ne pouvant plus y participer. Quelle grâce pour les sœurs et pour moi de pouvoir vivre ces moments forts ! La pandémie du virus a été ensoleillée par ce sacrements de l’amour : le carême, le temps pascal, la Pentecôte et maintenant « le temps ordinaire » sont devenus des temps extraordinaires.
Quelle grâce aussi que Ma Maison ait pu fonctionner presque normalement malgré le nombre réduit des Sœurs. En effet, la Mère de la communauté a dû participer à une réunion de responsables de la congrégation, en France, en mars dernier : depuis ce temps elle est clouée à Paris, les avions ne lui permettant pas de revenir. Donc trois sœurs valides se dévouent avec amour au service des résidents. Le personnel habituel ne pouvant plus venir à la maison, des résidents donnent un coup de main, soit à la cuisine pour les pluches, soit dans le nettoyage des couloirs et des chambres, soit dans le balayage des cours… Les Frères Maristes de la bibliothèque biomédicale, située non loin de Ma Maison, sont venus souvent le soir pour faire la vaisselle. Au début du confinement, les transports en ville étaient totalement inexistants : c’est l’évêque et les Frères Maristes qui ont cherché et ramené à leur domicile trois ou quatre personnes autorisées à travailler à Ma Maison. À la mi-juillet, une sœur Salésienne d’Alger est venue aider des sœurs, elle a ainsi préparé la fondation d’une communauté salésienne à Sidi Bel Abbès, le 11 septembre. Puis, c’est une Sœur Missionnaire de l’Immaculée qui a donné un coup de main pendant plusieurs jours. Avec joie j’ai découvert que les personnes âgées se rendent des services les unes aux autres, attentives aux besoins des plus handicapées…
A ces miracles de charité intérieurs à la maison, il faut ajouter les actes de générosité merveilleux de bienfaiteurs de l’extérieur. Quelques exemples : des boulangers livrent quotidiennement et gratuitement le pain, à tour de rôle, en y ajoutant souvent des brioches, croissants, mounas et autres gâteaux. Des commerçants apportent des laitages, des fruits et des légumes. Certainement que Saint Joseph, intensément vénéré par les Petites Sœurs des Pauvres, y met du sien et veille sur Ma Maison en suscitant ces gestes de grande générosité.
Pendant le ramadan, depuis plusieurs années, un groupe d’amis apporte le repas de la rupture du jeûne pour tous les habitants de la maison, et cela un jour sur deux. Pour l’Aïd el-Adha, fête du sacrifice d’Abraham, vingt moutons vivants ont été apportés et au moins autant de moutons dépecés. A l’occasion de cette fête les sœurs avaient organisé dans le jardin, sous la fraîcheur des arbres, un splendide repas pour compenser quelque peu l’absence des visites familiales. De même, la zakat (aumône légale obligatoire pour les musulmans) est donnée aux sœurs par des familles plus aisées qui savent que leur offrande est totalement utilisée pour les pauvres. Tout récemment, les petits-enfants d’une dame riche décédée ont affecté une grande somme de leur héritage pour l’installation de ventilateurs dans 65 chambres ! Et l’installateur a travaillé gratuitement. Une héritière de la même famille s’est rendue au « Tapis d’Or », célèbre atelier de fabrique de tapis, à Oran, pour signaler au directeur que la petite mosquée dans le jardin des sœurs n’avait que des tapis usés ; peu de jours après, trois superbes tapis sont venus recouvrir la totalité du sol de cette mosquée. On pourrait allonger la liste de ces gestes de charité.
Mais, il y a aussi un « mais », une zone d’ombre plus triste dans la vie de certains résidents fragiles psychologiquement. Cette fragilité s’est accentuée progressivement à cause de la durée du confinement. Ne pouvant plus sortir pour se promener dans les rues avoisinantes, boire un café, acheter des cigarettes ou d’autres bricoles, certains résidents gravement perturbés sont devenues agressifs, menaçants, voire dangereux pour les autres, disant que les sœurs les tenaient prisonniers arbitrairement. Par la force des choses quelques-uns ont dû quitter la maison pour retourner dans leur famille ou proche parenté.
Heureusement que début août la situation semble se « dé confiner » progressivement en Algérie. Ainsi, le 12 août les sœurs ont organisé une sortie à la plage des Andalouses pour les résidents valides ; certains ont nagé, puis le casse-croûte au bord de la mer a réjoui tout ce petit monde. Les personnes de l’extérieur peuvent de nouveau rendre visite aux résidents qui les accueillent, non pas dans leur chambre, mais dans le jardin. Le personnel aussi est revenu, soulageant ainsi le travail des sœurs ; le masque porté toute la journée ne permet pas toujours de reconnaître certains d’entre eux. Pour le 30 août, fête de sainte Jeanne Jugan, fondatrice des Petites Sœurs des Pauvres, Mgr Jean-Paul Vesco a pu présider l’eucharistie.
Le dimanche 6 septembre, une autre journée récréative a été organisée : deux minibus ont conduit à Aïn el-Turk les résidents valides et moins valides accompagnés par leurs soignants. Certains ont pu nager, et les autres à l’abri du soleil avec des parasols ont pu contempler la belle nature. Un bon repas leur a été offert par un restaurant peu éloigné de la plage. Tous souhaitent que ces sorties se multiplient comme par le passé.
Les nombreux coups de fil reçus et donnés ont permis de garder et d’intensifier la communion fraternelle à travers le pays et à travers le monde qui dans sa totalité a été touché par le virus. Cette grâce de la communion dans la souffrance nous a permis de vivre dans l’espérance et même dans la joie.
En écoutant les confidences de certains résidents, les problèmes de leur vie passée et la découverte des réalités de la vie actuelle, je constate que le temps de cette vilaine pandémie est aussi un temps de grâces. Avec ces amis musulmans, nous avons l’impression d’aller vers l’essentiel de l’existence ; nous avons constaté que beaucoup de choses du passé avaient moins d’importance que nous le pensions et devaient être relativisées pour nous préparer à rencontrer Dieu. Oui, des priorités ont été découvertes : l’acceptation de l’autre dans ses différences, le pardon des torts réciproques, la recherche d’un amour fraternel, simple, plus intense… Et surtout nous avons découvert l’importance et la nécessité de la prière tout au long de la journée. Les résidents et des membres du personnel me disent souvent : « Priez pour nous Père, nous prions aussi pour vous… »
Bienheureux coronavirus vécu dans « Ma Maison » des Petites Sœurs des Pauvres d’Oran : il a permis de découvrir le vrai sens de la vie, la présence aimante de Dieu à nos côtés et l’invit ation à aimer les autres.
+Alphonse Georger, évêque émérite d’Oran
« Le Lien » N°420