Charles de Foucauld, un homme en chemin

 Charles de Foucauld, béatifié le 13 novembre 2005 va être canonisé le 15 mai prochain à Rome. C’est dans cette optique que nous plaçons cette récollection.

Charles de Foucauld sera donc déclaré officiellement « saint ». Un saint n’est pas un surhomme, ni un surdoué spirituel, ni un athlète de l’ascétisme. Avant d’être une statue de plâtre dans une église, il a d’abord été un être vivant, une personne concrète, un croyant, un catholique qui a longuement pratiqué un chemin particulier vers le Seigneur, un homme qui s’est abandonné à l’Esprit de Dieu. Cela ne le retire pas de son époque : Charles de Foucauld vécut une jeunesse marquée par un conflit entre l’Allemagne et la France, et l’annexion de sa région natale à l’Allemagne. Il vécut aussi à l’époque de la colonisation de l’Algérie par la France. Il épouse le langage de son temps, y compris le vocabulaire spirituel, loin du nôtre… c’est un obstacle à dépasser quand on entreprend sa lecture. C’est avec ces éléments en tête qu’il faut aborder Charles de Foucauld.

Un homme en chemin : Charles de Foucauld est passé d’une vie mondaine dans une certaine richesse à la vie de moine, puis « d’ermite » à Nazareth et au Sahara. Il a tracé tout au long de sa vie un chemin, il a été lui-même en chemin.

 

I – Une vie marquée par de nombreux déplacements –

En lisant une biographie de Charles de Foucauld, nous pouvons être étonnés du nombre de déplacements effectués au cours de sa vie, par ailleurs assez courte – il est mort assassiné à 58 ans.

De Strasbourg, à l’extrême est de la France, à la frontière de l’Allemagne, où il nait le 15 septembre 1858 à Nancy où il reste 4 années, puis Paris et l’Ecole Militaire de Saint-Cyr près de Versailles, avant d’arriver à Saumur où il devient médiocrement officier.

Jeune officier, ce sera le départ pour une vie de caserne à Bône (Annaba), puis Sétif, Mascara (après un court passage à Evian dans les Alpes françaises, du fait d’une liaison amoureuse).  Ayant quitté l’armée, il prépare à Alger un voyage exploratoire au Maroc encore très mal connu, qui durera une année, avant un retour à Alger et une nouvelle mission militaire sur les Hauts Plateaux proches du Sahara.

De retour à Paris en 1886 (il a alors 28 ans et déjà pas mal de kilomètres derrière lui), il renoue avec la foi chrétienne de son enfance, plus ou moins abandonnée depuis l’adolescence.

Pèlerinage en Terre Sainte, puis entrée à la Trappe de Notre-Dame des Neiges en Ardèche où il reste quelques mois, avant de partir à la Trappe d’Akbès où il arrivera à rester presque six années.

Ermite à Nazareth près des sœurs Clarisses durant presque quatre ans, puis à Jérusalem.

Nouveau retour en France, où il sera ordonné prêtre à Viviers ; il a alors 43 ans.

Il revient en Algérie, pour se « fixer » à Beni Abbès, avec le regard tourné vers le Maroc où il aimerait bien repartir. Il restera quatre années à Béni Abbès, avant de s’installer pour la fin de sa vie à Tamanrasset, de 1906 à 1916, non sans effectuer plusieurs voyages à Alger, à In Salah et Adrar, et trois fois en France, avec un total de 17 mois !

Ce très rapide descriptif nous offre à voir un homme qui se déplace énormément – surtout pour cette époque et compte-tenu des moyens de transports – plus que l’existence de l’ermite qui se présente spontanément à nous.

C’est la vie d’un homme actif, entreprenant, ayant toujours un nouveau projet en tête, souvent en mouvement.

Cela nous dit-il quelque chose de sa personnalité humaine et spirituelle ? A-t-il été, là aussi, un voyageur, un cheminant, en quête quasi perpétuelle d’autre chose, d’une autre manière de vivre … ?

 

II – Le chemin spirituel de Charles de Foucauld : de Paris à Beni-Abbès –        

Une date importante : Octobre 1886 et sa « conversion » qu’il vaudrait mieux nommer son retour à la foi catholique et à sa pratique, marque un avant et un après, même si, comme dans toute vie, on peut déceler des indices de son cheminement spirituel dans l’avant de cette confession-communion.

Je ne m’étendrai pas sur cet avant : son enfance, sa jeunesse, ses études assez médiocres, son séjour dans l’armée. Une phrase de Maurice Zundel, lue récemment, pourrait la résumer : « Tant que nous ne serons pas comblés de Dieu, nous chercherons à être comblés d’autre chose. » Cela s’applique bien à Charles de Foucauld : avant d’être « comblé de Dieu » dans la seconde partie de sa vie, il chercha d’autres réalités pour le satisfaire : la philosophie, les fêtes, l’alcool et les femmes, l’argent et les armes, mais aussi le dépassement de soi dans la longue marche exploratoire à travers le Maroc qui lui valut les honneurs de la Société Française de Géographie.

Je vais m’attarder plus longuement sur la seconde partie de sa vie, et essayer de cerner le visage (les visages) du voyageur spirituel que fut Charles de Foucauld.

« Il est peut-être bon de mettre de côté nos certitudes et d’accueillir Charles de Foucauld en mouvement… Cette manière d’approcher Charles nous révèle quelqu’un de très humain et proche de nous.[2]»

Un homme de convictions :

Avec Charles, nous avons à faire à un homme habité assez vite après sa conversion par quelques convictions très fortes, sur lesquelles il s’appuiera toute sa vie, qu’il développera, modulera, nuancera tout au long de son existence aux multiples étapes, qui ne sont pas seulement des étapes géographiques, mais aussi des périodes spirituelles (un peu à la manière d’un peintre qui développe dans sa vie artistique plusieurs périodes : bleue, rose…)

La première conviction date de sa bouleversante rencontre avec l’Abbé Huvelin. Tous ceux qui ont lu une biographie du frère Charles connaissent bien ce moment où, allant rencontrer l’abbé Huvelin avec le désir de débuter avec lui des entretiens sur la religion catholique, celui-ci le fait mettre à genoux dans son confessionnal et le prie d’aller ensuite recevoir la communion. Bouleversement considérable dans la vie de Charles. « Aussitôt que je crus qu’il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour Lui : ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi ; Dieu est si grand ! Il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n’est pas Lui », écrira-t-il plus tard à son ami Henry de Castries[3].

La seconde conviction réside dans l’imitation de Jésus. Celui qui aime quelqu’un doit imiter celui qu’il aime. Mais pour le frère Charles, il ne s’agit pas de n’importe quel visage de Jésus ; c’est d’abord et avant tout celui qui se révèle à Nazareth. « L’amour est inséparable de l’imitation. Quiconque aime veut imiter : c’est le secret de ma vie. J’ai perdu mon cœur pour ce Jésus de Nazareth et je passe ma vie à chercher à l’imiter », écrit-il à Gabriel Tourdes depuis Beni Abbès en 1902.

La troisième conviction, c’est la certitude de la présence de Jésus dans les hommes et surtout dans les pauvres. « Tout ce que vous avez fait à un de ces petits, vous Me l’avez fait » Mat 25,40 : « Ayons foi en cette parole et notre vie se transformera… Il n’y a pas de parole dans l’Evangile capable de changer notre existence comme celle-ci. Elle nous fait tout voir sous un jour nouveau, et quel jour ! Les hommes ne sont plus seulement nos frères, ils sont Jésus lui-même. » « Tout pauvre, tout affligé, tout souffrant, c’est Jésus ! Croire que le pauvre, c’est Jésus et agir en conséquence…[4] »

Quatrième conviction, que lui souffla l’abbé Huvelin : Jésus a pris parmi les hommes la dernière place, et on ne pourra jamais la lui ravir, la lui reprendre.

Il me semble intéressant de suivre ces quatre convictions au long de la vie du frère Charles et de voir comment elles sont vécues, comment elles s’enrichissent, se modifient aussi. Comment elles donnent lieu à des hésitations quant à la marche à suivre, aux priorités à accorder à l’une plutôt qu’à l’autre. Ces convictions, qui sont apparues très tôt dans son voyage spirituel, sont étroitement mêlées l’une à l’autre. Elles s’entremêlent sans cesse, un peu à la manière des thèmes d’une œuvre musicale dans laquelle les thèmes sont présents, l’un tantôt plus en lumière, puis un autre, composant à chaque moment une synthèse particulière. Elles donnent naissance à d’autres convictions qui prendront, elles-aussi, une place importante dans sa vie.

« NE VIVRE QUE POUR LUI » ; « IMITER LE MAITRE » ; « LE RECONNAITRE DANS LES HOMMES » ; « COMME LUI, PRENDRE LA DERNIERE PLACE » : quatre convictions qui ne le quitteront pas.

Donner à Dieu la première place. Ne vivre que pour Lui. Ce Dieu qu’il avait délaissé depuis son adolescence, l’avait interrogé au cours de son voyage au Maroc, à travers la prière des juifs : « Les israélites du lieu viennent faire en commun la prière du soir ; à un signal tous se dressent, se tournent vers l’Orient et commencent leur prière, bas ou à mi-voix ; embarrassé, je les regarde pour faire comme eux. » écrit-il dans « Reconnaissance au Maroc [5]».

Puis à travers l’Islam lors de ses séjours, comme officier de l’armée française dans le Sud algérien : « Oui, vous avez raison, l’Islam a produit en moi un profond bouleversement. La vue de cette foi, de ces hommes vivant dans la continuelle présence de Dieu, m’a fait entrevoir quelque chose de plus grand et de plus vrai que les occupations mondaines… Je me mis à étudier l’Islam, puis la Bible », écrira-t-il à Henry de Castries en 1901[6].

Sa confession et sa communion en l’église Saint Augustin l’amènent à donner à Dieu cette première place, c’est-à-dire en fait toute la place dans sa vie. Charles n’est pas l’homme des compromis ou des nuances, pas encore. Finie la vie mondaine, les soirées arrosées, les dépenses somptueuses, son existence de jeune bourgeois parisien. Il va maintenant orienter toute sa vie vers Dieu. Après un voyage en Terre Sainte suggéré par l’Abbé Huvelin (faut-il parler de « cure de désintoxication » ?), il va entrer à la Trappe de Notre-Dame des Neiges. En rupture radicale avec sa vie précédente. C’est sa manière, à ce moment donné de sa vie, à 32 ans, de « ne vivre que pour Lui. » Il se débarrasse de sa fortune, il quitte « définitivement » sa famille qu’il adore. A la Trappe, il va trouver des frères, une vie de prière structurée, l’Eucharistie, le silence et la méditation, le travail manuel, la pauvreté. Tout cela le rapproche de ce Nazareth qu’il a découvert quelques années plus tôt, lors de son voyage en Terre Sainte. Tout cela l’amène à imiter Jésus, dans une vie pauvre, loin du monde. « Le temps se partage en prières, lectures rapprochant de Dieu, travail manuel fait en imitation de Jésus et en union avec Lui. [7]»

Pourtant, assez vite le questionnement revient : est-ce cela la vie qu’il veut mener ? est-ce à cela qu’il est appelé ? ne cherche-t-il pas une vie encore plus exigeante, encore plus rude, encore plus près de cette « dernière place » choisie par le Seigneur. N’est-on pas trop riche encore à Notre-Dame des Neiges ? Il demande à partir en Syrie, à la Trappe Notre Dame du Sacré Cœur d’Akbès, encore plus pauvre, plus rude, plus dangereuse même. Et pourtant, là encore, les questions, au bout de quelque temps reviennent et se font plus insistantes. Ce n’est pas vraiment ce qu’il cherche. Ses convictions n’y trouvent pas tout à fait leur compte : « On a fait de très heureuses modifications dans l’Ordre : mais on ne fera que s’écarter davantage et de plus en plus de la pauvreté, de l’humilité, de cette petite vie de Nazareth que je suis venu chercher et dont je suis infiniment loin d’être détaché.[8]»

« J’ai bien soif de mener enfin la vie que je cherche depuis plus de 7 ans et que j’ai inutilement cherchée à la Trappe, que j’ai entrevue, devinée en marchant dans les rues de Nazareth, que foulèrent les pieds de Notre Seigneur, pauvre artisan perdu dans l’abjection et l’obscurité… J’avais cru il y a 7 ans trouver cela à La Trappe : dès le début j’ai vu que cela n’y était pas, mais j’avais espoir que cela y serait peut-être, qu’on pouvait y mener cette vie…[9] » ; « il ne saurait plus être question pour moi de la Trappe. Je l’ai quittée parce que j’y suis entré, pour les mêmes motifs. Non par inconstance, mais par constance à chercher un idéal que j’espérais y trouver, que je n’y ai pas trouvé », notera-t-il dans sa retraite en vue du sacerdoce en Avril 1900.

Toujours à la recherche d’un idéal qui donnerait toute leur place à toutes ces convictions. « Ne vivre que pour lui ». Où et comment ?

C’est à Nazareth, dans le village où Jésus vécut 18 siècles plus tôt, dans cette cabane en planche près des Clarisses, qu’il va tenter de le vivre. « Pauvreté, solitude, abjection, travail bien humble, obscurité complète : l’imitation aussi parfaite que cela se peut de ce que fut la vie de Notre Seigneur Jésus, dans ce même Nazareth… C’est pourquoi je suis ici. La Trappe me faisait monter, me faisait une vie d’étude, une vie honorée… C’est pourquoi je l’ai quittée et j’ai embrassé ici l’existence humble et obscure du divin ouvrier de Nazareth [10]».

Il passe là une partie de ses journées, et de ses nuits au pied du Saint-Sacrement, en prière d’adoration.

« Quand on aime, on voudrait parler sans cesse à l’être qu’on aime ou au moins le regarder sans cesse : la prière n’est pas autre chose : l’entretien familier avec notre Bien-Aimé : on le regarde, on lui dit qu’on l’aime, on jouit d’être à ses pieds[11] ».

Est-ce si simple, si idéal ? De Nazareth, il écrit aussi à l’abbé Huvelin en 1898 : « Devant le Saint-Sacrement je ne puis guère faire longtemps oraison. Mon état est étrange : tout me paraît vide, vide, creux, nul, sans mesure, excepté de me tenir aux pieds de Notre Seigneur et de le regarder… et puis lorsque je suis à ses pieds, je suis sec, aride, sans un mot ni une pensée, et souvent, hélas, je finis par m’endormir ». Cela nous rassure un peu ! « Sécheresse et ténèbres : tout m’est pénible, sainte communion, prière, oraison, tout, tout, même de dire à Jésus que je l’aime… Il faut que je me cramponne à la vie de foi. Si au moins je sentais que Jésus m’aime… mais il ne me le dit jamais… » écrit-il en 1897

Nazareth et Jérusalem ne seront pourtant qu’une étape sur un chemin encore inachevé, et sans doute jamais achevé… il quittera la Terre Sainte dès 1900, moins de trois ans après son arrivée chez les Clarisses. Un autre questionnement l’habite maintenant, plutôt nouveau celui-là.

D’abord, il a compris que « Nazareth, c’est là où on travaille, là où l’on est soumis. C’est une maison qu’on se bâtit en son cœur, ou plutôt qu’on laisse bâtir en soi des mains de Jésus Enfant, doux et humble de cœur[12]». Il précisera cette idée au même abbé quelques années plus tard, depuis Béni Abbès : « Nazareth est partout où l’on travaille avec Jésus dans l’humilité, la pauvreté, le silence. »

Et donc cette vie-là, cette vie qu’il cherche, il peut la mener partout. Mais surtout, un autre débat est né en lui.

Son voyage spirituel prend un autre visage, celui du sacerdoce. Jusque-là, il a refusé obstinément cette hypothèse, en particulier à Akbès. Au nom de l’humilité. Pourtant la question resurgit : « Ma vocation est d’imiter le plus parfaitement possible Notre Seigneur dans sa vie cachée de Nazareth. Parviendrai-je mieux à ce but en recevant les saints ordres et en m’établissant comme ermite prêtre au sommet du Mont des Béatitudes ?[13] »

Il ne se contredit pas vraiment (encore que !), mais il ajoute des dimensions ; il pense toujours imitation parfaite de Jésus, vie de Nazareth, solitude et prière, mais les modalités évoluent. Il continue à chercher son chemin, celui que le Seigneur souhaite pour lui. « Ce n’est que depuis la fête de Saint Marc que j’ai vu qu’il fallait que je reçoive le sacerdoce… Auparavant, mon grand désir d’humilité, d’abjection et de dernière place, m’en écartait. Hier, j’ai vu avec une grande lumière qu’il fallait que je le reçoive. J’ai vu en outre que les saints Ordres loin de m’éloigner de l’imitation de Notre Seigneur me la feraient pratiquer bien plus parfaitement ».

Cette première partie de la vie du Frère Charles, avec toutes ses étapes, nous permet de comprendre, déjà, comment les convictions acquises très tôt vont guider tous ses choix. Elle est surtout marquée par ce désir d’imitation, dans la solitude, la méditation prolongée, une humilité qui vise à l’enfouissement – ne pas être connu, ni reconnu – un travail manuel le plus modeste possible, un souci de pauvreté extrême, le choix de la dernière place… Il est alors dans une vie de moine, puis d’ermite. Une vie très solitaire. Très centrée sur une relation entre lui et son Seigneur.

Cette vie, à certains égards, peut nous faire peur, tant elle est radicale, tant elle va vers l’extrême, sans concession aucune, jusqu’au point de trouver la vie à la Trappe presque « laxiste ». Dans une extrême pauvreté, il ne possède quasiment rien. Dans l’oubli de soi.

Cette vie, à travers la canonisation de Charles de Foucauld, est donnée en exemple à toute l’Eglise, à chaque chrétien, quelle que soit sa condition de vie… Est-elle « imitable » ? Nous fournit-elle comme un « objectif », comme un « horizon » ?

Nous vivons dans un monde agité, consumériste, très sensible aux apparences matérielles, attaché aux besoins matériels, au confort, au plaisir … qu’est-ce que le frère Charles peut nous dire ?

Nous vivons dans un monde bruyant, où le vrai silence est rare ; que peut nous dire le désir de silence et de solitude du frère Charles ? Pourquoi avons-nous souvent peur de cette solitude ? Pourquoi la fuyons-nous dès que possible ? Cela interroge-t-il notre « personnalité profonde », notre « être intérieur » ?

Nous vivons dans un monde où l’efficacité, la rentabilité est première. Il faut du résultat, du chiffre, le plus vite possible. Il faut aller vite, ne pas « perdre de temps ». La méditation et la prière n’ont que peu de place dans ce monde-là. A quoi « servent-elles » ? Surtout si Dieu semble ne pas y répondre, ne pas jouer le jeu de l’efficacité à laquelle nous l’appelons. Qu’est-ce que le souci du frère Charles de passer beaucoup de temps dans la prière – même en s’y ennuyant parfois – peut nous dire ? en quoi la vie de Charles de Foucauld peut poser des questions à notre volonté d’efficacité « à tout prix » ?

Nous vivons dans un monde où on recherche volontiers la première place, les honneurs. Et Charles de Foucauld nous présente un Jésus qui choisit la dernière place. Comment le vivre ?

 

III – LES DERNIERES ETAPES DE SA VIE : BENI-ABBES ET TAMANRASSET –

Nous avons tenté de suivre Charles de Foucauld de sa « conversion » à Paris jusqu’à Viviers où il a été ordonné prêtre. Dans cette première étape, le terme de moine-ermite lui convient assez bien, si on peut se permettre de coller ces deux termes, le moine n’étant pas habituellement un ermite. Déjà, toutefois, des projets de fondation d’une congrégation religieuse lui trottent dans la tête, projets auxquels l’Abbé Huvelin s’opposera avec énergie, et qui ne verra jamais le jour du vivant du frère Charles.

Une fois ordonné prêtre à Viviers en 1901 une nouvelle étape commence.

Sa réflexion, son chemin spirituel se poursuit. Ses convictions de base demeurent, mais il va intégrer de nouvelles convictions… autour de l’Eucharistie, de la « Sainte Messe » selon la manière de parler de cette époque, et autour de la vie fraternelle, de la rencontre des autres et du travail au quotidien.

Les premières questions vont naturellement concerner ce sacerdoce qu’il vient de recevoir à Viviers, mais sans rattachement à ce diocèse, ce qui lui conserve sa liberté de mouvement, de continuer à voyager. Son chemin est loin d’être terminé !

Où et comment vivre ce sacerdoce dont il a été revêtu ? Ce rêve du mont des Béatitudes se révèle être une escroquerie. Et puis il y a déjà beaucoup de religieux et religieuses en Terre Sainte, pense-t-il. « Où suivre et imiter Jésus venu porter le feu sur la terre et sauver ce qui était perdu ? … Là où Jésus irait : à la brebis la plus égarée, au frère de Jésus le plus malade, aux plus délaissés, à ceux qui ont le moins de pasteurs. D’abord : aux infidèles[14] (mahométans et païens) du Maroc et des régions limitrophes de l’Afrique du Nord [15]». Sa pensée va ramène à cette terre qu’il a fréquentée dans sa jeunesse, celle du Maghreb, du Maroc, de l’Algérie, dont il garde probablement quelque nostalgie, et dont il a perçu les besoins.

 

La question se pose alors de cette manière pour lui : « Je viens d’être ordonné prêtre et je fais les démarches nécessaires pour aller continuer dans le Sahara « la vie cachée de Jésus de Nazareth », non pour prêcher, mais pour vivre dans la solitude, la pauvreté, l’humble travail de Jésus, tout en tâchant de faire du bien aux âmes, non par la parole, mais par la prière, l’offrande du Saint Sacrifice, la pratique de la charité.[16] »

Les convictions qui l’ont guidées jusque-là demeurent bien vivantes, mais les circonstances vont le guider vers d’autres chemins. Circonstances ? Esprit-Saint ? La vie de Charles de Foucauld a été transformée peu à peu par sa relation avec Jésus et par sa méditation continuelle des Evangiles, mais aussi à Beni Abbès et Tamanrasset par sa proximité avec les populations et par sa très grande capacité à s’adapter aux circonstances. Toutes ces transformations, ces élargissements, sont particulièrement intéressants. Comme si son voyage vers le Sahara, voyage spirituel en même temps, nourri par l’Esprit Saint, l’ouvrait à de nouveaux horizons, à de nouvelles dimensions, qui vont devoir « cohabiter » avec ses convictions premières, non sans difficultés parfois.

Il est prêtre maintenant. Comment alors vivre en ermite un sacerdoce reçu pour les autres, pour le salut de tous les hommes ? Et comment passer des journées ou des nuits devant le Saint-Sacrement quand on souhaite aussi garder la porte de sa maison ouverte à tous ceux qui viennent s’y présenter, et ils sont nombreux. Quelle place donner, en imitation de Jésus à Nazareth, au travail manuel ?

Les circonstances nouvelles, à partir des mêmes convictions de base, vont l’amener à des choix de plus en plus différents, à Beni Abbès puis à Tamanrasset.

Ermite ? Solitude ?

Les termes qui vont désigner les maisons dans lesquelles il va habiter à partir de maintenant dénotent une certaine ambiguïté. Fraternité ou Ermitage ? les deux termes coexistent. « Je veux habituer tous les habitants : chrétiens, musulmans, juifs et idolâtres, à me regarder comme leur frère universel. Ils commencent à appeler la maison « la fraternité », la khaoua, et cela m’est doux[17] ». Une Fraternité, un lieu où l’on reçoit des frères, où l’on vit comme des frères, peut-elle être un ermitage, où l’on recherche la solitude ? Or, arrivé à Beni Abbès, il veut pouvoir recevoir, abriter, héberger. Il demande aux militaires de construire d’abord une chapelle, mais tout de suite après, il veut la maison des hôtes, car en venant dans ce coin de Sahara il veut fonder une fraternité qui soit un lieu de prière et d’hospitalité.

Les « constantes » de sa vie demeurent, mais de plus en plus réaménagées. Sa « clôture » devient de plus en plus symbolique, jusqu’à être refusée.

Vie de Nazareth –

Bien sûr, mais la forme évolue considérablement : « Prends – soit étant seul, soit étant avec quelques frères – pour objectif la vie de Nazareth, en tout et pour tout, dans sa simplicité et sa largeur. Pas de costume – comme Jésus à Nazareth. Pas d’habitation loin de tout lieu habité, mais près d’un village – comme Jésus à Nazareth. Pas moins de huit heures de travail par jour, manuel ou autre, autant que possible manuel – comme Jésus à Nazareth. Ni grandes terres, ni grandes habitations, ni grandes dépenses, ni même larges aumônes – comme Jésus à Nazareth. En un mot, en tout : Jésus à Nazareth[18] ».

Travail manuel –

A la Trappe, selon la règle édictée par Saint Benoit, une part de la journée était consacrée au travail manuel, parfois rude comme la piste à améliorer jusqu’au monastère d’Akbès ; en Terre sainte, auprès des Clarisses, c’était plutôt du jardinage et de l’entretien, et à Jérusalem, il « dessinera pour les Clarisses des images pieuses » qu’elles pourront offrir ou vendre.

A Beni Abbès, il fera un peu de maçonnerie pour construire son mur d’enceinte, puis un peu de jardinage, mais il reconnait lui-même que « jusqu’à présent, j’ai peu pratiqué le travail des mains à Béni Abbès : pour plusieurs raisons : d’abord je vois tout le matériel, tout ce qui n’est pas la simple adoration du Bien-Aimé, tellement égal à zéro, que les mains me tombent dès que je quitte le pied du Tabernacle ; ensuite parce que le temps consacré aux aumônes, aux malades, aux visiteurs, à la sacristie, aux lettres, est déjà si grand qu’il ne me reste plus aucun temps pour la prière et la lecture, si je me mets encore à jardiner ou maçonner ». Négociation parfois difficile entre ses multiples convictions. Des principes s’assouplissent.

Humilité –

Une question lui traverse la tête – réminiscence de son déjà ancien passé d’officier, de bon cavalier qu’il était ? – : « Faut-il, pour amener à Dieu les musulmans, chercher à se faire estimer d’eux en excellant dans certaines choses qu’ils estiment : par exemple en étant audacieux, bon cavalier, bon tireur, d’une libéralité un peu fastueuse… ou bien en pratiquant l’Evangile dans son abjection et sa pauvreté, trottant à pied et sans bagages, travaillant des mains comme Jésus à Nazareth, vivant pauvrement comme un petit ouvrier ? » s’interroge-t-il dans son diaire le 19 juin 1903

Jésus dans la rencontre et l’aide aux pauvres –

Parmi ses joies qu’il exprime à Béni Abbès, celle d’avoir racheté un esclave : « Je reprends ma lettre pour vous faire partager une des plus grandes joies de ma vie : j’ai pu aujourd’hui racheter un pauvre esclave ; c’est Jésus dont je reçois la grâce d’être le « rédempteur » ; en effet, il a dit : « tout ce que vous faites à un de ces petits, c’est à moi que vous le faites ». Je Le vois en ce pauvre esclave[19]». Il peut alors voir dans sa propre vie une incarnation de la vie du Rédempteur, de Celui qui rachète l’homme, qui le sauve, qui le rend libre.

Vie de prière –

Elle est et demeure un des éléments essentiels de se présence au milieu des habitants de Beni Abbès. Il la vit avec un certain nombre de militaires qui viennent le rejoindre pour la Sainte Messe, mais aussi pour d’autres célébrations comme le Salut du Saint Sacrement. Il tente alors, dès que l’occasion se présente, de nourrir leur foi souvent assez formelle. Il est sûrement pour eux un modèle d’homme de prière. Même si on a vu précédemment qu’il passait parfois par des moments de grande sécheresse spirituelle.

Solitude ou communauté ?

Une question qui se posera tout au long de sa vie.

Avant d’être à Beni Abbès, il écrit à l’Abbé Huvelin, en 1898 : « Ce que je rêve… c’est quelque chose de très simple et très peu nombreux, ressemblant à ces communautés très simples des premiers temps de l’Eglise… quelques âmes réunies pour mener la vie de Nazareth, vivre de leur travail comme la Sainte Famille, en pratiquant les vertus de Nazareth dans la contemplation de Jésus… petite famille, petit foyer monastique, tout petit, tout simple ». En même temps, ses exigences personnelles ascétiques, sa vie d’une grande rudesse, son peu de souplesse, font que les quelques personnes, rares, qui ont essayé un temps de partager son existence se sont vite épuisées en sa présence. L’Abbé Huvelin a sûrement eu raison de freiner des deux pieds son « rêve » de fondation d’une Congrégation.

Solitude qu’il cherche et qu’il redoute aussi parfois. Ermite ou vie avec un compagnon ? « Je n’ai pas de compagnon… » constate-t-il en 1903 à Beni Abbès, ce qui le poussera à bouger, à aller vers le pays des Touaregs. « Cette vie de Nazareth se mènera selon les circonstances ; à Beni Abbès, chez les Touaregs ou ailleurs… les circonstances montreront[20] ».

En venant s’établir à Beni Abbès, dans son esprit, c’était pour être proche du Maroc parcouru dans sa jeunesse, dans sa « vie d’avant ». Les quelques années qu’il y passe lui montre que ce ne sera pas possible. L’hostilité est trop forte entre habitants de ces deux régions. Et surtout, il ne dépend pas des mêmes circonscriptions militaro-administratives.

Faute de pouvoir poursuivre son chemin vers l’Ouest, il va le poursuivre vers le Sud, dont la porte va s’ouvrir grâce à des déplacements de militaires français, auxquels il va pouvoir se joindre.

Le chemin continue… dans les pieds, dans la tête, et dans le cœur : Tamanrasset.

C’est vers le village de Tamanrasset que ses pas, et ceux des militaires, vont le guider.

Ce n’est pas sans questions, une fois encore. La dernière étape de sa vie, les dix ans passés à Tamanrasset, l’amèneront à des questionnements nouveaux, et à décisions difficiles à prendre, parfois douloureuses.

Il y a tout d’abord un grand bonheur, une grande joie :

« Cœur sacré de Jésus, merci de ce premier Tabernacle des pays Touaregs ! Qu’il soit le prélude de beaucoup d’autres et l’annonce du salut de beaucoup d’âmes ! Cœur sacré de Jésus, rayonnez du fond de ce Tabernacle sur le peuple qui vous entoure sans vous connaitre ! Eclairez, dirigez, sauvez ces âmes que Vous aimez ! Convertissez, sanctifiez les Touaregs, le Maroc, le Sahara, les infidèles, tous les hommes ! [21]» écrit-il en 1904. On peut remarquer au passage – et ce n’est pas sans importance – qu’il remet entre les mains de Dieu, de Jésus, le soin de convertir, et non dans ses propres projets.

Toutefois, un dilemme se pose, qui va l’amener, en 1907, à un moment délicat de discernement : faut-il aller chez les Touaregs au risque de ne plus pouvoir célébrer la Messe, seul. Ou ne pas y aller, et continuer de pouvoir célébrer à Beni Abbès… ? Il finit par opter pour Tamanrasset car : « à Tamanrasset, il y a, même sans messe quotidienne, le Très Saint Sacrement, la prière régulière, les longues adorations, pour moi grand silence et grand recueillement : grâces pour tout le pays sur lequel rayonne la sainte hostie…[22] »

L’épreuve est quand même rude : faute de la présence d’un seul servant, Noël 1907 se passe sans Messe, au pied du Saint Sacrement : « Cette nuit, pas de messe pour la première fois depuis vingt et un an… Que la volonté du Bien-Aimé se fasse ! » note-t-il dans son diaire de Noël 1907. Une épreuve certes, mais qui ne remet pas en cause sa présence : « je vois bien que c’est Sa Volonté que je reste ici jusqu’à ce que le lexique soit terminé, car c’est un travail de première nécessité pour les ouvriers qui suivront ».

Cela l’amène à une certaine remise en cause : « Autrefois, j’étais porté à voir, d’une part l’Infini, le Saint-Sacrifice, d’autre part le fini, tout ce qui n’est pas Lui, et à toujours tout sacrifier à la célébration de la Sainte Messe. Mais ce raisonnement dut pécher par quelque chose, puisque, depuis les apôtres, les plus grands saints ont sacrifié, en certaines occasions, la possibilité de célébrer, en certaines occasions, la possibilité de célébrer à des travaux de charité spirituelle, voyages ou autres [23]».

Il sera ensuite, toujours à cause de sa solitude, autorisé à célébrer la Messe seul, mais privé de Tabernacle, « il faut être prêt à tout pour l’amour de l’Epoux, même à être privé de sa présence sacramentelle en ce monde, si telle est Sa volonté [24] ».

Ses convictions sont toujours présentes : « J’ai hâte de finir ces travaux de langue pour rendre dans mes journées à la prière et aux lectures la place qu’elles doivent y avoir. Je célèbre la Sainte Messe tous les jours, mais je n’ai pas le droit d’avoir le Saint Sacrement ; si j’avais un autre prêtre avec moi, je le pourrais ; c’est un motif que me fait désirer encore plus d’avoir un compagnon », écrit-il en 1909.

Evolution intéressante de la part de Charles de Foucauld. Qu’est-ce donc qui la justifie ? Son attachement devenu très fort à ces populations qu’il fréquente assidument, avec lesquelles il partage une grande partie de ses journées.

Son chemin a fini par le rapprocher vraiment des hommes et femmes qui l’entourent. Il devient un homme parmi les hommes : « ici je suis le confident et souvent le conseiller de mes voisins ; je sais des choses affligeantes ; on souffre de voir les âmes se perdre ; on souffre de voir le bien ne pas faire. A la joie du bonheur infini de Dieu vient se mêler la tristesse des misères de la terre [25] ».

Quel travail pour imiter Jésus de Nazareth ?

Ce rapprochement des populations avec lesquelles il vit maintenant en grande proximité, l’amène à une formulation nouvelle de la question du travail, indispensable pour imiter vraiment Jésus de Nazareth. Oui, mais quel travail accomplir ? Quel est le plus urgent, le plus important, le plus utile pour l’avenir ? Nous sommes loin des images pieuses dessinées à Jérusalem, bien que l’intention première, la conviction demeure.

« Faut-il employer les heures consacrées au travail, entièrement au travail manuel du jardin ou à l’étude de la langue touarègue, ou partie de l’un, partie de l’autre ? Je suis enclin au dernier parti : ne pas délaisser tout à fait l’humble et cher travail des mains, et cependant donner pour un temps, la part principale à la confection d’un lexique et d’une grammaire touarègue et la traduction en touareg de certaines parties de l’Ecriture Sainte [26]». Il reviendra pourtant sur cette décision, ignorant le jardin : « il n’y a pas d’autre travail manuel que celui de la sacristie et du soin des malades : tout le reste du temps consacré au travail doit être employé à étudier la langue touarègue, et surtout à en faciliter l’étude à ceux que le Bon Dieu enverra ».

Dilemme jamais tout à fait résolu : « Dès que mes travaux de lexique touareg seront achevés, je me mettrai au travail manuel, partie nécessaire, essentielle de ma vie. Je ne ferai ni culture, ni jardinage, ce que je pourrais en faire serait une dépense non un gagne-pain, un travail d’enfant plutôt que d’homme. Je tâcherai d’apprendre à fabriquer cette foule d’objets de peau, sacs de toute espèce, que tout le monde sait faire en pays touareg, travail pauvre, simple, et ne donnant pas de distractions [27]».

Son travail d’écriture auprès des Touaregs le prend beaucoup : « Je voudrais bien en finir. La nécessité de travailler d’arrache-pied me rend trop sédentaire, m’empêche d’aller voir les gens autant que je voudrais… il y aurait avantage à sortir davantage » ; où est passé l’ermite ?

Chez les Touaregs, dans les dix dernières années de son chemin, Charles va évoluer en expérimentant combien ce sont d’abord les habitants du Hoggar qui l’accueillent… jusqu’à lui sauver la vie alors qu’il était atteint du scorbut et qu’il dépendait complètement de ses voisins et amis. Peu à peu Charles va se laisser transformer jusqu’à découvrir que l’amitié est possible avec des gens si différents. « Les Touaregs de mon voisinage me donnent les plus grandes consolations ; j’ai parmi eux d’excellents amis », écrit-il en 1912 à Henry de Castries.

Evolution, découverte essentielles dans cette dernière partie de la vie du Frère Charles ; l’amitié est possible, vécue avec certains des Touaregs qui l’entourent, près de qui il vit.

IV – FRATERNITE – AMITIE –

J’ai volontairement mis de côté jusqu’ici cette dimension essentielle de la vie de Charles de Foucauld, lui qui voulait se faire appeler « le frère universel ».

Je vais maintenant y consacrer une dernière partie de mon intervention. En étant obligé d’aller un peu vite.

Sa famille : Marie de Bondy, Madame De Blic –

 

Les relations de grande proximité, de tendresse même, que Charles de Foucauld a entretenu tout au long de sa vie avec sa cousine sont bien connues et souvent commentées. On sait le rôle qu’elle a joué pour le retour à la foi de Charles, l’arrachement qu’a représenté pour lui la séparation d’avec elle quand il partit pour Notre-Dame des Neiges. L’épreuve la plus difficile probablement. On sait aussi l’aide humaine et matérielle qu’elle lui a apportée tout au long de sa vie pour lui expédier livres, alimentation, argent… qu’il redistribuait aux pauvres de Beni Abbès ou de Tamanrasset.

 

L’ami d’enfance :  Gabriel Tourdes –

 

Gabriel Tourdes mérite une place à part ; il est aussi la marque de la grande fidélité de Charles à ses amis. La correspondance qu’ils établissent entre eux s’étend sur plus de 40 ans, de 1874 à 1915. Ils se sont connus à Strasbourg puis fréquentèrent le même lycée à Nancy. Epoque du doute : « Définitif, tu sais comment il faut entendre ce mot ; nous sommes trop philosophes l’un et l’autre pour nous figurer qu’il y a au monde quelque chose de définitif [28] ». Gabriel Tourdes demeura incroyant. Il fait partie des « deux incomparables amis » (l’autre est Laperrine) cités dans son testament. Il représente l’ami de jeunesse qu’il conservera toute sa vie, et chez qui il se rendra à chacune de ses visites en France.

 

Des religieux : l’Abbé Huvelin, Mgr Guérin, le Frère Jérôme –

 

L’intensité des liens entre l’Abbé Huvelin et son dirigé, et ceci depuis les premiers moments de sa conversion est connue. Il écrira à Henri de Castries que ce prêtre a toujours été « son meilleur ami. »

En revanche, la publication des Correspondances Sahariennes a fait mieux découvrir l’intensité de la relation qu’il entretenait avec Mgr Guérin, la confiance réciproque qui s’est établie entre eux ; tous deux hommes de foi et hommes d’exception.

A la Trappe de Staouëli, Charles et le frère Jérôme avaient reçu le sous-diaconat le même jour. Il eut pour lui une profonde amitié et une grande affection. Après son départ de Staouëli, Charles lui écrira : « Merci mon bien cher Père, de vos deux si bonnes lettres… que vous avez raison de me parler si longuement de Notre-Seigneur. C’est bien de lui que nous devons parler ensemble … De quoi parlent deux enfants sinon de leur père, de leur frère, de leur Bien-Aimé, de celui qui est tout à tous… Et puis, s’il est deux êtres sur la terre qui ne doivent parler que du bon Dieu, n’est-ce pas nous dont l’amitié n’a rien de terrestre ? [29] »

 

Ses amis explorateurs et linguistes : Duveyrier, Motylinski –

 

Henry Duveyrier (1840-1892), est un explorateur et un orientaliste arabisant renommé à cette époque. Il publiera plusieurs ouvrages sur le Sahara et les Touaregs. Au-delà de l’homme de science et de conviction, Charles de Foucauld le considère comme un de ses amis les plus intimes. « Votre amitié, la seule en dehors de ma famille, que j’ai nouée depuis les trois ans que je suis à Paris… Votre amitié est un de ces liens plein de douceur qui font paraître la vie sous un jour plus serein à certaines heures [30] ». La veille de ses vœux, le 15 janvier 1891, il lui fait ses adieux : « Rien n’a plus de prix en ce monde que l’amitié d’un cœur comme le vôtre [31] ».

Autre ami dans ce milieu, le linguiste : Adolphe de Callasanti-Motylinski, (1854-1907) : un spécialiste des langues arabes et berbères. Charles de Foucauld le rencontra pour la première fois à Sétif en 1881, alors qu’il était militaire. Ils étudièrent ensemble la langue tamahak. Charles de Foucauld écrivait de lui à Mgr Guérin : « Je travaille chaque jour aux lexiques touareg-français et français-touareg. Dès qu’ils seront finis, je vous les enverrai… J’ai l’intention de les envoyer aussi, ainsi que la traduction des saints Evangiles, à un de mes vieux amis, Motylinski, ancien interprète militaire, directeur de la Medersa de Constantine… » C’est sous son nom que paraitront les principaux ouvrages de Charles de Foucauld, le linguiste.

 

Ses amis militaires –

 

Il faut en citer au moins trois qui ont particulièrement compté dans sa vie, avec lesquels il a entretenu un courrier abondant : de Castries, Laperrine et le commandant Lacroix.

Henry de Castries avec qui la relation a dû commencer en 1884 pendant qu’il était en garnison à Alger. C’est à lui qu’il demandera conseil pour son installation en Algérie : « Personne ne connaît mieux que vous cette région ; j’ai donc recours à vous, et je vous prie de bien vouloir, vous qui m’avez toujours comblé de vos bontés, me faire encore cette grâce de m’indiquer quel point de l’extrême Sud vous semblerait le mieux situé pour un premier petit établissement [32] ».

Charles fait la connaissance du commandant Lacroix à son arrivée à Alger en 1901 ; ils continueront à correspondre.

Le Commandant François Henry Laperrine rencontre Charles de Foucauld pour la première fois alors qu’il était à Mascara en janvier 1882. Ils se retrouveront ensuite en 1903 à Beni Abbès. Il deviendra un de ses amis les plus proches, les plus intimes, un des deux « incomparables ». C’est lui qui lui ouvrira les portes du Sud Oranais et ensuite du Hoggar. Preuve d’amitié : en 1908, informé par le Frère de son extrême fatigue, il écrira une longue lettre très sensible et pleine d’affection à Mgr Guérin. « Pour qu’il s’avoue fatigué, et qu’il me demande du lait concentré, il faut qu’il soit réellement malade… Je vais lui dire des sottises et m’autorise de vous pour lui dire que la pénitence allant au suicide progressif n’est pas admise… Comme la semonce ne pourrait tout faire, nous y avons joint trois chameaux de victuailles, lait concentré, sucre, thé, conserves diverses [33] ».

 

Les visiteurs de Beni Abbès –

 

Ce sont ceux dont il se sent le pasteur mais aussi ceux qui frappent à sa porte : « La Fraternité, très silencieuse la nuit, et de dix heures du matin à trois heures de l’après-midi, est une ruche de cinq heures à huit heures du matin et de quatre heures à huit heures du soir. »[34] « Je suis débordé par les occupations extérieures, je n’ai pas un instant pour lire, ni beaucoup pour méditer »[35] ; « les pauvres soldats viennent toujours à moi, les esclaves remplissent la petite maisonnette que l’on a pu leur construire, les voyageurs viennent tout droit à la Fraternité, les pauvres abondent [36] ».

Dans ce premier groupe se trouvent les militaires cantonnés près de lui. Et puis il y a ces pauvres à qui il distribue ce qu’il peut, ces malades à qui il donne quelques remèdes, ces voyageurs à qui il offre un toit.

Il se veut « l’ami de tous, bons et mauvais, être le frère universel »

 

Les Touaregs –

 

C’est grâce à leur chef Ag Amastane qu’il peut s’installer au cœur du Hoggar ; c’est avec eux, au milieu d’eux qu’il vit ses années de Tamanrasset.

Ce sont eux, les pauvres de son village qui le sauveront lorsque, atteint du scorbut, et tout près de la mort, ils se dévoueront pour partager le peu qui leur restait et le sauver.

C’est avec quelques-uns d’entre eux qu’il va travailler pour son dictionnaire dont Ba-Hammou.

Parmi les Touaregs, « quelques amitiés sincères dans les rangs les plus divers ; quelques âmes qui ont vraiment confiance et, avec beaucoup, des relations non intimes, mais amicales. C’est appréciable, étant donné l’extrême éloignement où ce peuple était de nous [37] ».

« J’ai passé tout 1912 ici dans ce hameau de Tamanrasset. Les Touaregs m’y sont une très consolante société ; je ne puis dire combien ils sont bien pour moi, combien je trouve parmi eux d’âmes droites ; un ou deux sont de vrais amis, chose si rare et si précieuse partout [38] ». « J’ai ici au moins quatre « amis », sur qui je puis compter entièrement. Comment se sont-ils attachés à moi ? Comme nous nous lions entre nous. Je ne leur ai fait aucun cadeau, mais ils ont compris qu’ils avaient en moi un ami, que je leur étais dévoué, qu’ils pourraient avoir confiance en moi et ils m’ont rendu la pareille de ce que j’étais pour eux. Ceux qu’ici je garde et je traite comme de vrais et bons amis, c’est Ouksem Ag Oughar, chef des Dag-Ghali, son frère Abahag, Chikat Ag Mohammed, et le fils de ce dernier : Ouksem Ag Chikat (que j’appelle mon fils). Il y en a d’autres que j’aime, que j’estime, sur qui je puis compter pour beaucoup de choses. Mais ces quatre-là, je puis leur demander n’importe quel conseil, renseignement, service, je suis sûr qu’ils me le rendront de leur mieux [39] ».

 

Les amis, ceux dont Charles de Foucauld était proche, représentent comme les différentes facettes de sa personnalité riche et complexe : le militaire, le géographe, le religieux, le cousin, l’homme ami des Touaregs… Etre Frère Universel, ce n’était pas seulement une belle expression sous sa plume. A regarder la diversité des relations entretenues, on voit à quel point il vivait cette amitié fraternelle avec beaucoup, si différents les uns des autres. On voit aussi à quel point sont liés son cheminement spirituel et humain et plusieurs de ses amitiés. De beaucoup, il était non seulement le frère en humanité, mais aussi le frère en Christ.

 

 

 

EN CONCLUSION DE CE PARCOURS

 

Nous avons tenté de suivre le frère Charles dans son parcours d’homme et de croyant. Militaire, explorateur, ethnologue, linguiste, et pas seulement l’ermite du Sahara qu’on se plait parfois à montrer (c’est d’ailleurs probablement au Sahara qu’il fut le moins ermite !). Ce parcours nous le fait mieux découvrir dans son humanité d’homme en chemin, en mouvement.

A la recherche, dans l’écoute et la méditation de la Parole, dans la prière silencieuse prolongée, de la volonté de l’Esprit de Dieu sur lui. Recherche du meilleur chemin possible pour vivre dans l’imitation de son maître, Jésus de Nazareth. Fort de quelques convictions chevillées au corps, mais qui ne l’ont pas empêché d’être un homme libre. Bien au contraire. C’est ce jeu-là (au sens de deux pièces métalliques qui ont du « jeu »), qui me parait intéressant dans la vie du frère Charles. Quand les solides convictions deviennent une force, un ressort pour la liberté spirituelle.

Cela l’a amené d’étape en étape à aller aux marges, à la rencontre de la culture de l’autre qu’il apprend à connaitre et à estimer. S’il se présente comme un « homme de Dieu », s’efforçant d’être à l’image de son Bien-Aimé, il s’abandonne à sa volonté quant à la conversion de ses amis Touaregs et autres musulmans. Son chemin se veut comme un défrichage pour que d’autres puissent le suivre, mettre leur pas dans les siens… mais cela, pour le frère Charles, reste largement dans l’espérance.

 

C’est cet homme-là qui sera canonisé très bientôt… un homme en chemin, qui ouvre aujourd’hui encore des chemins de vie chrétienne. A travers lui, nous redécouvrons que la sainteté ne réside pas dans le fait d’avoir une fois pour toutes des certitudes sur tout, et encore moins une vie « parfaite », mais qu’elle est bien plus un chemin de vie, une vie qui s’abandonne à l’Esprit.

 

 

1ER MAI 2022

  1. Bernard Janicot

 

 

 

 

 

[1] Un titre inspiré de l’ouvrage de Antoine Chatelard « Charles de Foucauld, un chemin vers Tamanrasset », Karthala, 2002

[2] Charles de Foucauld, mon frère, collectif, éditions Nouvelle Cité, 2016, p 9    désigné ensuite par MF

[3] MF p 44

[4] MF p 49

[5] Jean-François Six : Charles de Foucauld aujourd’hui, Editions du Seuil, 1966, p 22 désigné maintenant par JFS

[6] JFS p 22

[7] JFS p 118

[8] MF p 119

[9] MF p 120

[10] MF p 121

[11] MF p 81

[12] Lettre à l’abbé Huvelin du 2 Aout 1896

[13] A l’abbé Huvelin le 26 avril 1900

[14] Selon la manière de parler de cette époque à laquelle appartient le frère Charles.

[15] MF p 25

[16] MF p 122

[17] Lettre à Marie de Bondy du 7 janvier 1902

[18] Diaire du 22 Juillet 1905

[19] Lettre à Marie de Bondy de 1902

[20] Lettre à l’Abbé Huvelin, 18 mai 1905

[21] MF p 111

[22] MF p 112

[23] MF p 67

[24] MF p 115

[25] MF p 141

[26] MF p 151

[27] MF p 152

[28] Lettre à Gabriel Tourdes du 18 Novembre1885

[29] Lettre au Frère Jérôme du 29 Novembre 1896

[30] Cité par Jean François Six, p 78

[31] idem p 126

[32] Lettre à Henry de Castries du 23 Juin 1901

[33] Cité dans Correspondances Sahariennes, Cerf, p 1018-1019

[34] Œuvres Spirituelles, p 39

[35] Lettre à Mgr Guérin du 4 Février 1902

[36] Lettre à Marie de Bondy du 31 Janvier 1902

[37] Lettre à l’Abbé Laurain du 27/11/1910, cité par Antoine Chatelard

[38] Lettre à Henri de Castries du 08 Janvier 1913

[39] Lettre à Garnier, 23/02/1913

10 Mai 2022 | Publications

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