Lorsqu’un chrétien grandit en continuant de se recevoir du Christ et en se donnant au service des autres, il devient alors un trésor de l’humanité. C’est alors de la sagesse que de s’éclairer de son vécu. Voici donc une raison de solliciter Mgr Paul DESFARGES, archevêque émérite d’Alger à un partage sur sa vie, ses convictions, ses espoirs.
R.S, SAB : Que pouvons- nous savoir de vous ? Parlez-nous largement de vous, votre enfance, votre jeunesse, votre famille humaine et religieuse etc.
Mgr Paul D. : J’ai été un enfant heureux, le second d’une fratrie de quatre (un frère, deux sœurs). Mes parents étaient originaires de la campagne aux environs de Saint-Etienne (France). Mon père est descendu travailler à Saint-Etienne comme ouvrier plâtrier peintre et est devenu un petit artisan, occupant entre deux et cinq ouvriers selon les chantiers en cours. Ayant des oncles paysans j’ai pendant plusieurs années été « berger » à la ferme pendant les mois d’été. Je gardais les vaches et aidais aux labours et aux moissons. Il m’arrivait aussi d’aider mon père sur ses chantiers.
Je suis né dans une famille chrétienne où l’on n’aurait pas manqué la messe du dimanche et même parfois les vêpres du dimanche après-midi. J’ai été enfant de chœur. Dès sept ans, j’allais servir la messe très tôt le matin. J’ai à peu près toujours été le premier au catéchisme. J’ai été louveteau, scout, toujours prêt pour les camps, les colonies de vacances.
Ainsi j’ai grandi dans une ambiance de foi. J’ai reçu très petit l’amour du petit Jésus. J’étais toujours le premier à faire la crèche de Noël à la maison et à aller visiter les crèches dans toutes les églises de la ville.
C’est à onze ans que j’ai dit à ma mère, puis à mon père, que je désirais devenir prêtre. J’aimais lire des vies de saints imagées. J’ai été marqué par la figure de plusieurs vicaires dans ma paroisse. J’ai été aussi impressionné par les récits de missionnaires capucins qui faisaient des causeries sur leur vie de mission en Centrafrique. Nous habitions proche du couvent des capucins et j’allais souvent visiter l’un ou l’autre dans le couvent et jouer dans leur grand jardin.
Pour terminer d’évoquer mon enfance, je me souviens que je jouais aux billes et avais réussi à ramasser un gros sac de billes dont j’étais fier et jaloux. Il ne fallait surtout pas m’en prendre une !
R.S, SAB : Qu’est-ce qui vous a attiré dans la vie religieuse ? Comment avez-vous perçu l’appel du Seigneur ? Comment êtes-vous arrivé en Algérie ? Qu’êtes-vous devenu en Algérie ?
Mgr Paul D. : A douze ans je suis donc entré en sixième dans ce qui s’appelait alors une école cléricale, les premières années de petit séminaire. J’y étais demi-pensionnaire. J’allais à l’école en vélo. Puis je suis entré en troisième au petit séminaire de Montbrison, ville à quelque distance de Saint-Etienne. Là j’étais pensionnaire et nous ne revenions qu’un dimanche par mois à la maison. Je garde un bon souvenir de ces années de petit séminaire. J’y ai rencontré des hommes, des prêtres, que j’ai admirés et m’ont toujours fait confiance. Avec l’accord de l’un deux nous avions constitué une équipe de scouts, ce qui nous permettait de sortir certains weekends, de faire des marches et dormir dans la nature. J’ai bien fait quelques bêtises ; il fallait bien qu’adolescence se passe. Mais les responsables avaient confiance en ma vocation et je n’ai pas été renvoyé comme certains de mes camarades complices de ces bêtises.
Assez vite j’ai senti, au cours de certaines récollections, que pour être un « bon prêtre », je devais devenir religieux et de plus je voulais devenir missionnaire, partir en mission, aller « planter l’Eglise », là où elle n’était pas encore. C’est ainsi que cela se disait en moi.
N’ayant pu encore me décider pour une congrégation, je suis entré au Grand Séminaire de Lyon avec l’accord de l’évêque comme quoi je ne resterais pas dans le diocèse une fois prêtre.
Après ces deux années de séminaire, j’ai eu la possibilité de faire deux ans en Algérie. Au lieu de faire le service militaire en caserne, j’ai été accueilli par l’Enseignement diocésain d’Algérie d’alors, détaché de l’armée pour un service civil. J’ai ainsi rencontré l’Algérie pour la première fois à travers deux années d’enseignement dans un CEG de Pères blancs, à Ghardaïa de 1965 à 1967.
J’ai bien sûr rencontré les Pères Blancs, mais aussi les Petits frères et Petites Sœurs de Jésus. J’avais été marqué par le livre Au cœur des masses du Père Voillaume, fondateur des Petits Frères de Jésus. Je me voyais vivre la spiritualité de Nazareth sur les pas de saint Charles de Foucauld. Mais j’ai surtout été touché par la vie des Petites Sœurs de Jésus, leurs fraternités et la simplicité de leur accueil, à la portée de tous. J’ai ainsi découvert la spiritualité de Bethléem qui ne m’a pas quitté jusqu’à aujourd’hui. La lecture d’une lettre de la vénérable Petite Sœur Madeleine à ses Petites Sœurs (le petit livre vert) m’a beaucoup marqué.
C’est un ferment prophétique pour toute notre Eglise d’Algérie. L’Eglise dans la mangeoire trouve sa source dans la grâce de Bethléem. Je me sentais une vocation plus apostolique que contemplative. Aussi, en discernement accompagné, je me suis tourné vers les jésuites auxquels j’avais pensé suite à la lecture des Cahiers spirituels de Père Lyonnet. J’aimais la centralité du Christ, une ouverture missionnaire au monde entier. Je redoutais cependant les études et pensais que ce n’était pas pour mon milieu. Puis j’ai fait une retraite d’élection à Ben Smen et alors j’ai décidé de rentrer dans la Compagnie de Jésus. J’étais en paix.
Je ne me sentais pas alors orienté vers l’Algérie. Je rêvais plutôt d’autres pays (l’Inde, l’Amérique latine…). Mais durant le noviciat, puis les premières années de formation, je parlais souvent et avec bonheur, de mon temps en Algérie. Aussi le Provincial d’alors m’a dit : tu as des frères jésuites en Algérie, il y a des besoins. Est-ce que tu es prêt à aller les rejoindre. J’ai dit oui. En y revenant entre les études de philosophie et de théologie (1971-73) j’ai vite senti qu’il fallait durer dans ce pays. Sachant qu’on pouvait demander la nationalité algérienne, dès que cela a été possible, c’est ce que j’ai fait.
J’ai aimé ma formation jésuite et les enseignants très proches et disponibles. Mais j’ai été d’abord marqué par l’expérience décisive des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola. Un chemin de lâcher-prise et d’abandon a commencé en moi avec la grande retraite de trente jours au noviciat.
Je passe sur l’apprentissage de l’arabe, d’abord l’arabe dialectal pendant un an aux Glycines puis peu à peu le littéraire. Une année à Damas où je terminais ma dernière année de formation après l’ordination m’a permis de bien avancer en arabe. J’avais pu aussi obtenir un DEA (Diplôme d’Etudes Approfondies) en psychologie à l’Université d’Alger. Cela m’a permis d’être recruté à l’Université de Constantine comme Assistant.
Je suis resté trente années enseignant à l’Université de Constantine. J’ai pu y faire ma thèse de troisième cycle, sur le phénomène de l’acculturation des étudiants qui recevaient un enseignement étranger à leur culture. Je me suis aussi formé à l’écoute et travaillé sur ma personnalité par de nombreuses sessions de l’école PRH (Personnalité et Relations Humaines). Ces sessions faites en algérien et avec des participants algériens m’ont fait sentir combien nous étions tous de la même pâte humaine. L’année où l’on m’aurait remercié car peu à peu les algériens remplaçaient les enseignants étrangers, j’ai obtenu la nationalité algérienne. Mon directeur d’alors était très content et moi aussi. J’ai pu aussi très vite ouvrir avec un collègue algérien un bureau d’aide psychologique. J’ai ainsi passé beaucoup d’heures à écouter les jeunes. J’étais pour eux un père, un conseiller spirituel. Mes collègues m’ont toujours considéré comme l’un des leurs. Un jour il nous a été demandé d’enseigner un nouveau module sur la déontologie dans les sciences humaines. Tous mes collègues se sont concertés pour que ce soit moi qui enseigne ce module. J’évoque cela pour dire la confiance que l’on me faisait, bien connu comme chrétien et prêtre.
Je suis devenu également vicaire général de Mgr Gabriel Piroird. Je donnais des retraites régulièrement ou des petites sessions de formation humaine à des Sœurs. Un moment fort de la vie du diocèse a certainement été le synode diocésain (1990-1993). Cela vaut la peine de relire le document final intitulé : Une Eglise en chemin avec un peuple. Nous y abordons la question que commençait à poser à notre Eglise la demande d’enfants du pays à la rejoindre et à recevoir le baptême. Il est toujours émouvant de se laisser surprendre par les initiatives de l’Esprit Saint.
R.S, SAB : Vous êtes maintenant archevêque émérite d’Alger, résident à Annaba. Comment vous sentez-vous dans cette nouvelle identité ? Pourquoi le choix de résider à Annaba ? Quel est votre programme à peu-près au quotidien ?
Mgr Paul D. : Après les cinq années bien remplies comme archevêque d’Alger, j’ai été déchargé de ma responsabilité pastorale. Je ne sentais pas que je devais rester sur Alger, même si mon frère évêque Jean-Paul Vesco m’en laissait toute liberté. Désirant si possible finir ma vie en Algérie et dans une Maison des Petites Sœurs des Pauvres, j’ai pensé que le mieux était d’aller de suite me poser dans leur Maison d’Hippone dont je connaissais les Sœurs pour y être passé lorsque j’étais évêque de Constantine et Hippone. J’ai l’âge où l’on peut entrevoir la dernière ligne droite avant le grand Passage. J’étais heureux de me trouver près de saint Augustin à travers sa Basilique.
Je peux y préparer les récollections pour lesquelles je suis sollicité. Je continue quelques accompagnements à distance. Je rends service un jour par semaine pour l’accueil des visiteurs et des pèlerins à la Basilique.
Mais surtout je vis « la vocation de Petit frère (ou de Petite Sœur) »à laquelle j’avais pensé autrefois. Je suis un résident parmi mes frères et sœurs résidents de « Ma Maison ». C’est mon Nazareth, parmi les petits et les pauvres du Royaume. J’y vis une grande paix et je ne vois pas passer les journées. Je retrouve les liens avec le diocèse durant les diverses rencontres auxquelles je peux participer. Mes frères jésuites m’associent à leur discernement et je suis disponible pour tel ou tel service à Ben Smen ou ailleurs.
R.S, SAB : Comment vous est venue l’idée d’approfondir et publier votre lettre pastorale de l’époque Constantine ?
Mgr Paul D. : C’est un ami qui, à la suite de mes Lettres pastorales et autres « Mots du Pasteur », m’a plusieurs fois sollicité pour écrire et publier pour faire connaître notre Eglise et sa vocation plus largement. Je me suis longtemps fait prier, car je n’avais jamais envisagé de pouvoir écrire un livre. Mais le covid est arrivé (effet collatéral) et je me suis dit : je vais commencer, on verra bien. Puis je me suis laissé prendre quand m’est venue l’inspiration de l’écrire en ayant dans le cœur mes frères et sœurs chrétiens algériens. J’étais heureux de leur partager ce que, je crois, l’Esprit Saint m’a fait sentir de la vocation de notre petite Eglise. Ils sont maintenant des témoins privilégiés de l’Amour de Dieu pour notre peuple. J’espère ainsi servir jusqu’au bout la vocation de notre Eglise résumée par le bienheureux Christian de Chergé : « Christ a tellement aimé l’Algérie qu’il a donné sa vie pour elle et les nôtre à sa suite ».
R.S, SAB : « Une Eglise dans la mangeoire… » Votre livre ainsi intitulé fait plutôt le tour de l’Algérie chrétienne et musulmane. Que faut-il comprendre en cela ?
Mgr Paul D. : Je ne comprends pas bien la question. Le titre intrigue peut-être et on a envie d’aller voir. Je crois aussi qu’ici les gens aiment notre Eglise, ceux qui sont dedans, les disciples, ceux qui entrent en relation de différentes façons, services caritatif ou culturels cheminement spirituel, etc. En dehors du pays, notre Eglise interroge, malgré notre pauvreté et nos grandes limites.
Je crois surtout que la Crèche est une belle icône pour notre Eglise. Elle a vocation à rester humble et elle est toujours en naissance. L’essentiel de sa vie est « d’être donnée », « dans la mangeoire », pour le peuple où déjà bien avant l’époque de saint Augustin, elle a été plantée, avec le sang des premiers martyrs.
R.S, SAB : « Une Eglise dans la mangeoire… » C’est un avantage ou pas ?
Mgr Paul D. : Ce n’est ni un avantage ou un désavantage, c’est sa place. Toute Eglise fait signe, est sacrement du don de la vie du Christ au peuple où elle est plantée parce qu’envoyée. Elle rend présent le don de la vie du Christ pour le peuple algérien. Sa place est la mangeoire pour être livré et donner sa vie. Servante du don de Dieu, l’Eglise le rend présent, elle l’incarne malgré ses limites et ses propres étroitesses.
R.S, SAB : « Une Eglise dans la mangeoire… » Comment imaginez-vous ou caricaturez-vous d’autres Eglises, en Europe, au Sud du Sahara par exemple? Où et comment peut-elle être ici ou ailleurs en dehors de la mangeoire ?
Mgr Paul D. : L’Eglise de la mangeoire est aussi et déjà l’Eglise de la patène et l’Eglise de la Croix. Elle est une Eglise famille, elle est une Eglise servante, elle est une Eglise itinérante, en pèlerinage, elle est une Eglise mendiante. Avec le Christ, elle a soif. Elle est fraternelle et ferment de fraternité universelle. Chaque dénomination englobe toutes les autres. L’Eglise est mariale, elle est même le visage de Marie servante de tous ses enfants dans leurs joies et leurs souffrances.
R.S, SAB : Des commentaires ont laissé entendre que le titre de votre livre vous identifie vous-même. Qu’en dites-vous Mgr ?
Mgr Paul D. : Je ne sais pas si c’est à moi à répondre. J’ai déjà dit que je crois avoir reçu de l’intérieur cette phrase : Elle le déposa dans une mangeoire, lors de ma nomination comme évêque de Constantine et Hippone, et je l’ai choisie comme devise épiscopale. J’ai déjà dit combien le mystère de Noël me bouleverse, le mystère de notre Dieu- tout petit bébé, à la merci de nos accueils et de nos refus. Que le Seigneur me garde petit. Oui je suis avec lui dans la mangeoire. C’est Marie, ma Mère Eglise, qui m’y a mis. J’y suis toujours à Hippone, en lien avec les Petites Sœurs des Pauvres.
R.S, SAB : Un dernier mot sur votre livre ou la vie de l’Eglise d’Algérie ou toute autre chose pour finir s’il vous plaît Mgr.
Mgr Paul D. : Je suis habité d’une immense gratitude pour ce que le Seigneur m’a donné de vivre à sa suite au service de son Eglise et du peuple algérien. Ma vie est allée de surprise en surprise avec la complicité de la Vierge Marie et porté par la prière de tant de personnes connues ou anonymes. J’ose dire que je suis habité par la joie imprenable de croire en ce Dieu révélé dans un visage d’enfant et la Gloire d’un Crucifié. Je vis une grande paix au service de son Eglise. Je m’en irai un jour, mais l’Eglise continuera sa belle mission. Je l’accompagnerai depuis « l’autre rive ». Le monde a plus que jamais besoin de connaître le Dieu doux et humble de la crèche.
Propos recueillis par
Sr Rosalie SANON, SAB