Algérie : une église de la Visitation, sur les traces de saint Augustin

Attiré par le visage de l’Église locale lors d’une première expérience en Afrique du Nord, Mgr Nicolas Lhernould a quitté la France il y a plus de 20 ans. Nous lui avons demandé de nous raconter son expérience d’évêque en Algérie.

Interview par Caterina Tonini pour Fondazione Oasis 

Pour commencer, je voudrais vous poser une question personnelle : comment êtes-vous arrivé en Afrique du Nord depuis la France, votre pays d’origine ? Était-ce une coïncidence ou un choix ?

Il y a toujours un mélange de oui à prononcer, sur des chemins qu’on n’imagine pas, et surtout un appel qui nous précède. Durant mes études en banlieue parisienne, j’ai fréquenté un lycée tenu par une communauté religieuse, fondée par la mère du cardinal Daniélou, la Communauté Apostolique Saint-François-Xavier. Celle-ci était depuis longtemps liée à une autre communauté de religieuses : les Sœurs de Saint Joseph de l’Apparition de la Médina de Tunis, et presque chaque année elles envoyaient un groupe de bénévoles et d’enseignants de Paris pour un mois de cours d’été aux enfants de Tunis. J’ai participé à ce programme à l’été 1994, alors que j’avais 19 ans. Puis j’ai été tellement impressionné par cette expérience que j’ai voulu la répéter l’été suivant. A cette époque, en France, il y avait encore le service militaire : j’ai choisi le service civil, et on m’a envoyé en Tunisie pour deux ans pour être professeur de mathématiques dans une école paroissiale. En partant, je n’avais pas prévu de m’y fixer et d’y vivre, mais au cours de l’expérience, j’ai été frappé par le visage de l’Église locale et par la rencontre avec le peuple tunisien. Cela a fait que l’appel que j’avais ressenti dans ma vie depuis des années s’est présenté comme un fruit mûr, et j’ai demandé à l’archevêque de l’époque, Mgr Twal, devenu par la suite patriarche latin de Jérusalem, d’entrer au séminaire pour le diocèse de Tunis. C’était en 1999 ; il m’envoya à Rome parce qu’il n’y avait plus de maison de formation à Tunis depuis des décennies. En 2004, j’ai été ordonné prêtre à Tunis, puis je suis retourné à Rome pour terminer mes études en patristique à l’Augustinianum. Je suis ensuite retourné définitivement en Tunisie, où j’ai passé environ sept ans à Sousse et sept ans à Tunis comme curé et aussi comme vicaire général. En décembre 2019, le pape François m’a demandé de traverser la frontière et de me rendre à Hippone-Constantine. En fait, le diocèse de Constantine, refondé en 1868, porte les deux noms : Constantine, parce qu’elle est la ville principale de la région, et Hippone, ville dont Augustin était évêque.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé en Tunisie ?

Il y a trois choses – même si je continue de les découvrir et les découvrirai tout au long de ma vie je pense – qui m’ont attiré d’une manière particulière. La première est le désert, qui me touche beaucoup, non pas comme paysage, mais comme espace spirituel et de rencontre : comme lieu de rencontre avec Dieu, avec les autres et avec soi-même. La deuxième chose est le visage de l’Église : petite, pauvre, fragile. Une Église très familiale, dans laquelle tout le monde se connaît, avec peu d’œuvres et avec un enthousiasme que je dirais naturel pour l’engagement. Et puis il y a les amitiés, avec les Tunisiens et avec d’autres aussi. Je ne connaissais pas du tout l’Islam ; j’ai découvert que dans cette région, non seulement en Tunisie, mais dans toute l’Afrique du Nord, depuis l’époque des Pères de l’Église – peut-être même avant – existe un héritage spirituel qui nourrit : le fait de se trouver dans un environnement dans lequel ne pas croire n’est pas acceptable ou bien étrange, aide à s’enraciner dans la foi. Ce n’est pas pour rien qu’un personnage comme Charles de Foucauld a retrouvé sa foi au Maroc, en voyant un musulman prier. Il y a quelque chose de sacré dans la société qui vous amène à l’intimité avec Dieu, comme nous l’appelons, nous les chrétiens. Dans la famille, la langue, les relations avec les gens, tout est immergé dans quelque chose de spirituel. C’est aussi parce que les musulmans placent évidemment Dieu au sommet de l’échelle des valeurs. Je pourrais raconter une histoire qui m’a aidé à comprendre de nombreuses choses, à moi et à beaucoup de gens. Une année, nous sommes allés dans le désert et l’un des nomades qui nous accompagnaient avait une fille avec une main atrophique depuis la naissance. Il découvrit qu’une des jeunes filles de notre groupe était spécialisée dans la médecine des mains, et lui demanda de rendre visite à sa fille. Elle accepta, resta avec la jeune fille pendant environ un quart d’heure et dit à son retour : « Je suis désolée, je n’ai rien pu faire. J’ai essayé de lui faire faire quelques mouvements, mais je n’ai pas eu le courage de lui dire qu’il n’y a pas de solution. » A peine sa phrase terminée, le frère de la jeune femme arrive avec un tapis d’une extraordinaire beauté, un véritable chef-d’œuvre. La jeune fille l’avait fait et cela lui avait coûté au moins cinq ou six mois de travail. Son frère l’offrit à la Française au nom de sa sœur (c’est comme cela que ça se fait, c’est toujours l’homme qui offre les cadeaux), et là elle a dit « Mais pourquoi ? Je n’ai rien fait ». Elle était frappée et émue, puis elle comprit que ce qui était important pour la jeune fille tunisienne n’était pas la solution à son problème, mais le fait d’avoir été visitée et d’avoir eu l’opportunité et la joie d’accueillir, ne serait-ce qu’un quart d’heure , la femme étrangère qui traversait son village, d’avoir été considérée, écoutée, et d’avoir vécu cette rencontre. L’hospitalité est une valeur sacrée dans la société. Un autre événement marquant m’est arrivé en 2015, immédiatement après l’attaque du musée du Bardo à Tunis au cours de laquelle plusieurs étrangers sont morts. L’attentat avait certes touché un endroit sensible, car le Parlement est situé à côté du musée, mais il avait surtout touché la culture, l’économie, le tourisme, et donc l’hospitalité. J’ai été très impressionné par le fait que les gens dans la rue, lorsque nous arrivions, nous étrangers, venaient nous présenter leurs excuses. Etonnés, nous demandions pourquoi. La réponse était que les Tunisiens se sentaient responsables de ces hôtes. Les médias ne l’ont pas beaucoup souligné, mais c’est un fait très fort, qui touche à quelque chose de structurant dans la mentalité et l’expérience des Tunisiens, y compris religieuse.

Et comment décririez-vous votre expérience en Algérie ?

L’Algérie est une terre très riche du point de vue de l’histoire chrétienne. On se sent transporté par cette présence séculaire de l’Église, avec des figures comme Augustin, bien sûr, mais aussi bien d’autres. En Algérie, il y a un parfum d’enracinement profond, même si au fil des siècles, une véritable Église locale n’est jamais apparue. De plus, ici aussi, la foi musulmane, bien que différente de la nôtre, nous amène à percevoir la présence de Dieu partout. En Algérie je suis frappé par la générosité des gens, au point que je me rends compte jour après jour que la mission ne consiste pas tant dans le fait de donner quelque chose soi-même, mais d’aider les autres à se donner, surtout avec cette générosité qui a besoin de s’exprimer, qui a besoin de trouver son objet. Le mystère de l’Épiphanie me frappe en ce sens : Marie reste à la maison, raconte l’Évangile, et ne fait rien, ouvre peut-être la porte et donne aux Mages l’occasion de se donner, non seulement de donner ce qu’ils portent dans leurs mains, mais aussi de vivre une rencontre qui va au-delà de ce que Marie peut dire ; en réalité, elle se tait. En ce sens, nous sommes des Églises de l’Épiphanie : la mission, sous bien des aspects, correspond, touche le point où on facilite le don de soi de l’autre, qui conduit à entrer dans une dimension du Royaume.

N’y a-t-il pas des moments ou des aspects qui rendent plus compliquée la vie des chrétiens en Algérie ?

L’Église en Afrique du Nord aime se présenter à la lumière de ce qui est écrit dans la lettre Serviteurs de l’Espérance, publiée par tous les évêques de la région, la CERNA (Conférence Épiscopale de la Région Nord de l’Afrique), le 1er décembre 2014. Cette lettre a été écrite peu après les Printemps Arabes et décrit un visage de l’Église qui dit beaucoup sur son identité. Il faut toujours partir de cette photographie, même s’il y a des particularités pour chaque pays. Tout d’abord, nous voulons que notre Église soit une Église de la rencontre : nous sommes la présence du Christ, connu ou inconnu, parmi un peuple qui croit d’une autre manière, une Eglise qui vit ou essaie de vivre la visitation autant que possible. Ce thème vient surtout des moines de Tibhirine. Quand Marie arrive chez Elisabeth, c’est Elisabeth qui prend l’initiative de dire ce qu’elle dit, Marie se tait. Elle sait qu’Elisabeth est enceinte, même si l’Évangile précise que c’est un secret, alors qu’elle seule sait ce qui lui arrive. Malgré cela, c’est Elisabeth qui, prenant la parole, libère le magnificat de Marie, révélant ensemble publiquement les deux trésors que portent les deux femmes. Nous aussi, en transposant cette expérience évangélique à la rencontre de tous, mais surtout des musulmans, nous vivons une expérience de visitation. Nous portons en nous un trésor qui s’appelle Jésus, mais nous savons que l’autre porte aussi en lui son propre trésor, du simple fait d’avoir été créé comme nous, comme tous , à l’image et à la ressemblance de Dieu, même si sa foi ne l’exprime pas de la même manière que nous. Alors bien souvent, à travers l’hospitalité que nous offre l’autre, nous faisons l’expérience de Marie, accueillie chez sa cousine. Et là alors se libère une parole, une question, et une possibilité d’échange même profond sur l’expérience spirituelle, qui ne s’exprime parfois qu’à travers des choses très banales, mais qui est une fraternité en acte. Cette expérience de visite libère un magnificat : ce que nous célébrons chaque jour dans la messe et ce que parfois, à travers nos paroles, nous pouvons aussi exprimer. C’est la première caractéristique de l’Église en Afrique du Nord. La deuxième est d’être une Église qui n’a pas peur de se présenter comme citoyenne, non pas parce que nous avons tous les documents pour être algériens, tunisiens, marocains ou libyens, non, mais plutôt parce que nous avons la joie – et aussi le droit, mais le droit vient en second, d’être là. Le troisième trait distinctif de notre Église est la pauvreté. Une Église dans la mangeoire, comme dit mon prédécesseur Mgr Paul Desfarges, qui avait écrit une lettre pastorale, L’Église dans la mangeoire, qui devint plus tard un livre du même titre. Dans la fragilité, nous faisons l’expérience de devoir compter sur Dieu, bien sûr, mais aussi sur les autres. Chaque frère, chaque sœur que le Seigneur envoie est un trésor avec lequel tu dois vivre ce que dit Jean 13,35 : « A ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » Cette fragilité, cette pauvreté, est évidemment parfois un fardeau, car nous ne pouvons pas faire beaucoup de programmes, nous n’avons pas beaucoup de structures ni d’œuvres, presque rien – mon diocèse notamment -, mais c’est aussi un don qui a pour horizon la valorisation d’une naissance, comme à la crèche, et qui nous fait comprendre quelque chose d’important : que la mission n’est pas conquête, mais incarnation, comme l’a fait Jésus, qui a assumé tout ce que nous sommes sauf le péché. Valoriser, célébrer le meilleur des autres, telle est notre tâche, et c’est aussi une manière d’annoncer ce que le Christ a fait, surtout au cours des trente premières années de sa vie, devenant le missionnaire par excellence.

Vous avez évoqué les martyrs de Tibhirine, béatifiés il y a quelques années en Algérie : plusieurs hommes politiques locaux ont également participé à la célébration. Quelle est la valeur de leur martyre en Algérie aujourd’hui ? Sont-ils réellement présents à la mémoire des gens et valorisés ?

Le fait que la béatification ait eu lieu à Oran, qui est la ville de Mgr Claverie – en réalité, les 19 s’appellent Pierre Claverie et ses compagnons – n’était pas du tout évident. Ce fut un beau moment pour la fraternité qui a été célébrée avec ce geste, mettant en valeur non seulement les 19 martyrs chrétiens, mais aussi les centaines de musulmans qui ont dénoncé ou résisté à la violence des années noires, en le payant aussi de leur propre vie. Sur l’icône préparée pour la célébration, sont représentées 20 personnes : dans le coin inférieur droit, on voit également Mohammed, souvent présenté comme le chauffeur de Pierre ; mais ce n’était pas le chauffeur, c’était un ami, qui lui proposait souvent de l’accompagner et qui est mort avec lui dans l’attaque en l’emmenant à l’évêché. Il n’appartient pas à l’Église de canoniser ou de béatifier les non-chrétiens, mais une expérience de fraternité a été célébrée, pas seulement à la surface, mais dans le sens du sang mêlé. De notre point de vue, et cela est confirmé par la définition du martyre que le Pape François a utilisée pour le décret de béatification, ils ne sont pas bienheureux parce qu’ils ont perdu la vie à cause de leur foi, parce qu’en soi il ne s’agissait pas de cela, mais parce qu’ils vécu le don d’eux-mêmes jusqu’au bout, comme le dit le même chapitre 13 de Jean . Ce n’était pas des gens parfaits, chacun avait ses défauts et ceux qui les ont connus le disent. Mais ils ont été appelés à vivre ce don de soi pour un peuple au point de mélanger leur sang au sien. Aujourd’hui, il est impressionnant de voir combien de personnes viennent visiter le monastère de Tibhirine : il y a des foules d’Algériens, de musulmans, qui viennent toute l’année. C’est un lieu de paix, un lieu de mémoire, un lieu de parole. Il y a là quelque chose de vraiment touchant . J’étais en Tunisie lors de la sortie du film Des hommes et des dieux sur les moines de Tibhririne. Quand je l’ai vu au cinéma, j’ai été frappé par la réaction des Tunisiens, qui sortaient les larmes aux yeux.

Vous êtes l’actuel évêque d’Hippone, donc successeur de saint Augustin, un héritage qui pèse lourd. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

C’est une joie, un honneur et un appel quotidien à l’humilité. Tout d’abord, Augustin est notre premier chrétien à Constantine, il est la figure du lieu – même s’il existe de nombreux autres saints locaux – et beaucoup d’Algériens sont fiers de lui et l’apprécient beaucoup sur le plan philosophique, sur le plan historique, au niveau humain. Bref, nous parlons d’une personnalité qui fait partie de la culture algérienne, et c’est une chose impressionnante car 1600 ans se sont désormais écoulés. Ensuite, j’ai étudié Augustin lorsque je faisais de la Patristique à Rome et j’ai appris beaucoup grâce à ses livres. Mais vivre Augustin sur place, être dans sa ville et lire ses œuvres in situ, en respirant le parfum de la réalité humaine, sociale, économique, politique, religieuse qu’il a connue dans le passé, cela change le rapport avec lui. Je me rends compte aussi que ces figures, la sienne et aussi celles de Fulgence de Ruspe sur qui j’ai fait ma licence, m’aident beaucoup dans ma tentative d’exercer aujourd’hui le ministère d’évêque. Bien sûr, les époques sont différentes, les contextes ne sont pas les mêmes, mais la foi reste la même et la manière de développer une attitude pastorale, d’affronter avec charité les défis du moment, d’avoir le courage de dire ce qui est nécessaire, sont autant de choses que j’apprends aussi d’eux. Je dirais qu’aujourd’hui, au niveau des défis sociaux en Algérie, Augustin nous aide aussi beaucoup : sa réflexion sur la citoyenneté, par exemple, et surtout sur la différence entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre est très pertinente. On peut puiser au puits de sa pensée pour aborder de nombreux phénomènes actuels. Au niveau pastoral, et je conclurais ainsi, avec notre petite communauté nous avons fait un discernement d’une durée d’un an et demi, presque deux ans, pour lire notre présent et nos perspectives et définir en fonction des orientations pastorales. Nous pouvons les résumer en trois formules : former la communauté, grandir comme disciples, approfondir et élargir notre relation avec les autres. Les défis auxquels Augustin a été confronté sont les mêmes que ceux auxquels chaque Église locale fait face tôt ou tard. C’est pourquoi, en revenant à son expérience, nous comprenons aussi beaucoup de choses dans notre contexte, même si les moyens d’aujourd’hui, les outils disponibles et les temps ont changé ; car fondamentalement les objectifs spirituels et ecclésiaux sont les mêmes. Nous avons parcouru tout un chemin depuis l’année dernière, sur les traces des Pères de l’Église, en visitant les sites archéologiques de notre région : nous nous sommes arrêtés sur sa figure en revenant sur les trois orientations fondamentales de notre Communauté, pour voir comment il parlait des mêmes choses à son époque et la manière dont nous pourrions les adapter aujourd’hui. C’est donc une grâce qu’il nous rejoigne jusqu’à aujourd’hui et c’est impressionnant car, je le répète, 16 siècles se sont écoulés.

Nicolas Lhernould

https://www.oasiscenter.eu/it/algeria-una-chiesa-della-visitazione-sulle-orme-di-sant-agostino

Église Catholique d'Algérie