ZOOM SUR LE PÈRE GÉRARD EN TROIS ARTICLES
Découvrons en lisant le Père Gérard de BELAIR, curé de la paroisse d’Annaba, un des témoins de la vie de l’Église d’Algérie ces quatre dernières décennies. Naturel, loquace, plein d’humour, d’attention aux autres et à la nature, il dit et se dit à partir d’une question de l’un des évêques avec qui il a travaillé pour l’Église, pour l’Algérie et avec les algériens. Fils de l’Église, il est le fruit aussi de l’INA (Institut National Agronomique) d’El Harrach. Un détail important à retenir pour le comprendre.
Prêtre : au carrefour du vert de l’Islam, de la Nature et du temps de Pentecôte
J’avoue avoir longuement hésité à répondre « oui » à la sollicitation de notre évêque, me demandant de m’exprimer sur « la coloration qu’a prise mon sacerdoce en le vivant en Algérie ». Beaucoup d’autres frères sont plus aptes à faire cette démarche. Il y a des « oui » qui engagent à nos risques et périls. Il me reste à les assumer ! Parler de l’essentiel est toujours une gageure, car l’Essentiel, étant donné sa Source, est inépuisable par définition…
Auparavant, je dois – pour être honnête avec vous – souligner « la distance entre ce que je confesse et ce que je fais » (belle définition du péché que nous devons à Claude Rault) et plus je vieillis plus j’en ai le vertige. Ce constat est bien décrit dans Héb. 5, 2 : « Il (tout grand prêtre ! Pourquoi grand ?) peut ressentir de la commisération pour les ignorants et les égarés, puisqu’il est lui-même également enveloppé de faiblesse, et qu’à cause d’elle, il doit offrir pour lui-même des sacrifices pour le péché, comme il le fait pour le peuple ». Ouf ! Sinon, je crois que je ne pourrais jamais célébrer l’Eucharistie : y compris dans notre faiblesse, comme dirait François (Abdel-Aziz), « nous sommes tous assis autour de la même maïda ».
Je dois ajouter une confidence. Par définition encore, je sais que mon rôle de prêtre s’achèvera avec ma disparition, puisqu’il n’y a qu’un seul Prêtre, « saint, innocent, immaculé, séparé désormais des pécheurs, élevé plus haut que les cieux… » (Héb. 7, 28). Alors, comment s’effacer devant Lui ou Lui être transparent, comme l’a si bien réussi Jean Baptiste ? Comment vivre cette distance avec Celui, dont, avec beaucoup d’autres, je suis lieu-tenant (ou le tenant-lieu) pour un temps ; au final, comment ne pas trop me prendre au sérieux, pour ne pas faire écran ? Aussi, pour moi, une image s’est-elle imposée, celle du clown : il joue son rôle, prend de la distance par rapport à diverses situations, surtout les plus tragiques, sinon à lui-même, puis se retire et disparaît en souriant : n’est-ce pas la définition de l’humour ? Cet humour dont je soupçonne qu’il n’était pas étranger à Jésus…
Oui, 46 ans d’immersion, parfois totale, dans le monde algérien m’ont appris à ne pas trop me prendre au sérieux et à découvrir l’amitié : 4 ans à l’INA (Institut National Agronomique) d’El Harrach comme étudiant, 12 ans comme agronome dans l’agriculture à Annaba, 20 ans comme enseignant à l’Université.
Alors, pour revenir à la « coloration de mon sacerdoce », sur laquelle m’interroge Paul, j’ai eu la tentation de dire arc-en-ciel. Et puis, j’ai pensé à la couleur verte avec toutes ses nuances… Pourquoi ? Elle symbolise bien, me semble-t-il, ce que j’ai essayé de vivre en Algérie : le vert de l’Islam, celui de la Nature et enfin, en filigrane, celui du temps de la Pentecôte.
Le vert de l’Islam ? Nombre de pays musulmans ont choisi cette couleur pour leur drapeau. Le symbole dominant serait pour les peuples du désert le Paradis verdoyant (Coran 18, 31), où les Musulmans porteraient des habits de soie verts (source : Web, passim). Mon premier contact avec des Musulmans a eu lieu à Tiout et Aïn-Sefra en pleine guerre de libération en 1958 : une longue amitié est née… Cette amitié n’a fait que se développer avec des Maghrébins en France, puis en Algérie, particulièrement à l’INA. Ces amitiés, dont certaines ont débuté en 1969, puis de multiples rencontres, y compris avec des imams soufis, ont été et sont le creuset d’une découverte non pas d’abord de l’Islam, mais d’hommes et de femmes vivant de l’Islam. Leurs attitudes, leurs réactions face à la souffrance, aux événements perturbants pour eux (cf. les années dites noires), au partage (y compris invitations lors des mariages, de ftours ou des Aïds), à toutes ces formes de rencontres (depuis le bonjour au voisin jusqu’au merci à l’éboueur, de l’invitation à participer à une association locale au dialogue quasi-mystique avec un imam soufi dans le respect réciproque de nos approches spirituelles ), aux deuils m’a révélé chez eux une foi qui les animait de l’intérieur.
J’ai été maintes fois témoin de la gratuité d’actes posés par des amis ou des inconnus (n’avez-vous pas vécu ce moment dans un café perdu ‘dans le bled’, où quelqu’un vous offre votre consommation, sans que vous puissiez l’identifier ?). Combien de fois me suis-je dit : l’Islam produit des « saints », au sens de l’Apocalypse : il n’y a pas de mensonge en eux et ils sont prêts à donner leur vie pour leurs frères… comme une plénitude d’humanité… comme un goût d’Évangile… Combien de fois, ai-je eu envie dans mon étonnement de m’écrier : « En vérité…, chez personne je n’ai trouvé pareille foi… », Rejoignant ce commentaire de C. Théobald (2003), pour moi essentiel : « Ma confiance en l’autre est-elle comparable à celle du centurion qui s’engage sur la parole qui lui a été dite… la première réaction de Jésus est plutôt de l’ordre de l’étonnement. Comme lui, nous pouvons recevoir dans l’expérience de la rencontre du plus petit, de celui qui ne partage pas notre tradition, la révélation de notre propre identité » (souligné par l’auteur). Être prêtre, et pas seulement en Algérie (mais c’est le cadeau de l’Algérie pour moi !), n’est-il pas de se faire le témoin – et à l’occasion de le communiquer à nos interlocuteurs – des « merveilles » vécues par nos frères et sœurs algériens ?
Le vert de la Nature ? Ce n’est pas impunément que j’ai vécu 46 ans des études en agronomie, un travail de collaboration avec les fellahs et mes collègues des services de l’agriculture et, enfin, un enseignement axé principalement sur l’écologie. Sans oublier que le choix initial a été le fait de l’Eglise d’Algérie au plus haut niveau. Le vert de la Nature, de l’Environnement a pris des dimensions toujours plus larges grâce au contact avec les paysans (que je rencontre souvent avec joie dans les rues d’Annaba), avec les étudiants, avec les collègues de la Fac d’Annaba et de multiples Universités en Algérie et en Europe, pour prendre des dimensions méditerranéennes. Découverte de la diversité de l’Algérie à tous les niveaux, dont se fait l’écho ce beau texte d’un écrivain algérien, Ali El Kenz : « Traversez l’Algérie du Sud au Nord, d’Est en Ouest… genres musicaux, modes vestimentaires, arts culinaires, langues, dialectes et patois, styles architecturaux et poétiques… » (E Watan, 11.01.2010) et j’ajoute : paysages, reliefs, flore, faune… Cette diversité, qui, un 18 novembre, s’est fondue en unité : « une foule peut devenir un peuple » (ibid.). Véritable symbole d’une « philosophie » de l’écologie : chaque élément, même le plus insignifiant apparemment, joue un rôle dans ce concert de l’humain comme de la nature. Un tel constat n’est-il pas en résonance avec cette dimension cosmique, dont Paul se fait l’écho (cf. Rom. 8, 22) : « Nous le savons, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement » ? Nous le savons, mais nous agissons comme si nous ne l’ignorions (cf. Copenhague, malgré les cris de la rue et d’internet). Cette diversité dans l’unité, cette solidarité cosmique, dont nous n’aurons jamais inventorié la richesse n’est-elle pas l’une des dimensions à partager avec nos frères et sœurs laïcs comme une dimension de notre sacerdoce ?
Le vert de la Pentecôte ? Temps ordinaire, le plus long dans le calendrier liturgique… mais les 9/10° de notre vie ne sont-ils pas ordinaires ? Et puis nombre de signes fondamentaux, laissés par Celui qui, en s’intégrant à notre humanité, a épousé son histoire, ne sont-ils pas ordinaires ? Le signe de l’événement fondateur de notre foi, l’Incarnation, n’est-il pas « un nouveau-né enveloppé dans des langes et couché dans une crèche » ? De toute façon, si nous sommes sensibles à la lumière, parce que nous sommes dans la nuit, de même nous ne pouvons être attentifs à l’extra-ordinaire que si nous sommes plongés dans l’ordinaire. Et puis beaucoup de ces signes interviennent dans le silence, sinon le secret : « L’essentiel est invisible aux yeux » et ils deviennent perceptibles qu’avec du recul : n’est-ce pas celui de « la prière à l’écart », à laquelle invite la solitude de notre célibat, qui reste une énigme pour nos amis musulmans.
Le vert est riche de symbolique, parfois contradictoire, à travers le temps et l’histoire des peuples. Dans notre Église, il est porteur d’espérance, de désir de vie et de croissance.
D’espérance. Au cœur de nos communautés de vie, marquées par des joies et beaucoup d’épreuves comme par toutes nos inquiétudes à dimension planétaire, n’est-ce pas ce dont je dois être témoin et que nous découvre l’auteur de l’Apocalypse : « Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux… Il essuiera toute larme de leurs yeux : de mort, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé ». (21, 3-4) ?
De désir de vie. « Celui qui a soif, moi, je lui donnerai de la source de vie, gratuitement » (Ap. 21, 6). Cette source de vie coule partout dans et en-dehors de notre Église. N’ai-je pas à la découvrir, éventuellement, à la faire découvrir, à la révéler dans un langage qui est saisissable, compréhensible aujourd’hui avec nos mots « ordinaires », qui font jaillir l’extra-ordinaire au cœur de ceux et celles que nous rencontrons, partageons la vie ? Cela peut se réaliser de manière plus explicite, lorsque des appels s’adressent à des frères et sœurs d’autres cultures, venus d’autres convictions religieuses, et qu’ils nous sollicitent pour donner un visage et un nom à cette source. Je songe, pour ma part, aux étudiants subsahariens ou à mes frères derrière les barreaux (bienheureuse retraite professionnelle, qui m’a ouvert à des mondes que j’ignorais !). Cet étonnement, dont nous parlions plus haut, me traverse sans cesse dans les échanges avec eux, en lisant et relisant l’Ecriture, m’enrichit, me modifie, me « laboure », m’ensemence, me démontre le caractère inépuisable de cette Parole. Le prêtre que je suis ne doit-il pas constamment rectifier le tir pour être le vecteur de ces expressions diverses ? Evidemment, le plus inattendu, « la divine surprise » pourra me surprendre, lorsque ces appels s’adressent, comme cela se réalise déjà discrètement, à ceux et celles qui viennent dans ce pays de l’Islam.
De croissance. Croissance personnelle en humanité jusqu’à se laisser animé par l’Homme parfait (Eph 3,13), mais surtout par cette découverte qu’un seul Être mérite nos agenouillements et, en même temps, nous fait entrer dans son intimité, en partageant ses « secrets », rassemblés dans la Bonne Nouvelle : « Je ne vous appelle plus serviteurs (esclaves de qui ? De quoi ? C’est le même mot), car le serviteur ignore ce que fait son maître ; je vous appelle amis, car tout ce que j’ai appris de mon Père, je vous l’ai fait connaître » (Jn 15, 15). Partager une telle conviction, pour moi fondamentale et toujours incroyable, relève de notre sacerdoce baptismal, bien sûr, a fortiori du sacerdoce ordonné.
La figure du clown flotte au-dessus de ce texte. Pardon au lecteur si je lui ai donné l’impression de me prendre au sérieux… Comment parler légèrement de choses profondes ?
P. Gérard de BELAIR