Sortir de la guerre pour engendrer la vie

« Quelque chose s’est cassé. J’espère que pas irrémédiablement. Mais il faudra du temps et beaucoup d’efforts pour reconstruire. » Quelque chose qui était pourtant déjà fissuré depuis un certain temps : «L’échafaudage était certainement fragile et nous avons travaillé dessus avec beaucoup de difficulté. De temps en temps, quelques planches tombaient. Aujourd’hui, tous les échafaudages sont tombés. Il va falloir tout recommencer. »

Le cardinal Pierbattista Pizzaballa, patriarche de la Jérusalem des Latins, retrace avec « L’Osservatore Romano » cette période de guerre qui a commencé exactement le 7 octobre.

« Ce matin-là – se souvient le patriarche – j’étais chez ma mère à Bergame. À peine une semaine s’était écoulée depuis le Consistoire au cours duquel le Pape François avait voulu que je sois cardinal. La semaine s’était écoulée en célébrations et festivités en Italie, rien ne pouvait me faire prévoir ce qui allait arriver quelques jours plus tard. Ce samedi-là, j’avais une réunion prévue avec la municipalité le matin et une messe à la cathédrale l’après-midi. Alors que j’étais chez moi, j’ai reçu un appel téléphonique d’ici, de Jérusalem, d’un de mes collaborateurs du Patriarcat, qui m’a demandé : « Que dis-tu ? Devons-nous faire une déclaration ? Je tombe des nuages ​​et réponds « Communication de quoi ? ». « Votre Éminence ne sait rien ? Écoutez, la situation ici est horrible. » Au début, je pensais qu’il s’agissait d’une des attaques de missiles habituelles auxquelles la frontière avec Gaza est habituée depuis des années. Et puis, avec les engagements publics auxquels je participais, il ne me semblait pas approprié de toujours regarder mon téléphone pour me tenir au courant. Il fallait donc que le soir arrive pour que je commence à prendre conscience de la gravité de la situation. Voyant l’horreur de ces images qui arrivaient, je n’ai pas hésité à chercher immédiatement un moyen de revenir ici, à Jérusalem. Il n’y avait pas de vols, j’ai donc dû attendre deux jours pour prendre l’avion pour Amman et ensuite, audacieusement, rejoindre Jérusalem en voiture. Je dis avec audace parce que la frontière entre la Jordanie et Israël était fermée et que j’ai dû demander un permis spécial. »

Et finalement il retourna à Jérusalem.

Oui, ce n’est qu’en arrivant ici que j’ai commencé à prendre conscience de ce qui se passait ; des horribles massacres de civils, de la guerre déclarée en réponse, des sirènes qui sonnaient l’alarme, des explosions au loin. Ce n’était pas facile à comprendre et à écouter car chacun ne parlait que de ses propres choses, de ses propres drames.

La dernière fois que nous nous sommes entretenus ici à Jérusalem, fin septembre, avant votre départ, Votre Éminence, pour Rome, vous nous avez fait part de votre inquiétude face à l’escalade de la violence et aux meurtres qui ont lieu en Cisjordanie et ici à Jérusalem, mais rien n’a conduit à nous d’imaginer un résultat de ce type. Les événements du 7 octobre étaient-ils absolument imprévisibles pour vous aussi ?

Oui, « L’Osservatore Romano » a fait état à plusieurs reprises ces derniers mois de mon inquiétude face à une situation qui dégénérait de jour en jour. Et je n’excluais pas que le conflit puisse devenir encore plus complexe et plus sanglant, mais je n’imaginais certainement pas une telle chose.

Le curé de Gaza n’avait-il pas également remarqué des signes ?

Non. Lui aussi était venu à Rome. S’il avait eu le moindre soupçon, il m’en aurait parlé. Une fois arrivé à Jérusalem, les premiers jours ont donc été difficiles.
Oui, car en plus d’écouter et d’essayer de comprendre, il y avait une infinité de choses pratiques à faire, pour assurer la sécurité de nos communautés, et évidemment des chrétiens de Gaza, comment les aider. Et puis aussi le besoin de la communauté israélienne qui se plaint : « Mais personne ne parle de nous, nous aussi sommes terriblement blessés ». Bref, une grande confusion dont il était difficile de s’extirper en acceptant les demandes de chacun. Tout le monde m’a demandé une oreille et une parole. Avec la grande difficulté de faire comprendre qu’être pour la paix ne signifie pas être neutre, comme le dit le pape François : non pas équidistant mais proche de tous. Mais dans ces moments de douleur et de colère, tout le monde ne le comprend pas.
Nous avons vu les controverses qui ont suivi certaines déclarations des églises.
En effet, nous avons été critiqués d’un côté mais aussi de l’autre. Les émotions qui se sont déchaînées ont été très fortes et au début nous aussi avons eu du mal à comprendre l’ampleur des événements. Mais nous n’avons jamais hésité à renouer les fils d’une discussion avec qui que ce soit ; et nous ne le ferons jamais.

Puis, dix jours plus tard, le massacre de l’hôpital de Gaza.

Ce fut un moment vraiment choquant. Aussi parce qu’après les horribles massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre, on pensait avoir déjà vu le pire. Je suis ici depuis 34 ans, j’ai vécu beaucoup de choses dans ce pays, et pas parmi les meilleures qui puissent arriver à un homme, mais j’ai envie de vous dire que ce que j’ai vécu, et ce que je vis encore aujourd’hui, depuis le 7 octobre , me défie profondément. Ces dernières années, j’ai construit de nombreuses relations, à l’intérieur et à l’extérieur de « notre » monde, je ne parle pas de relations politiques mais humaines, avec les Palestiniens et avec les Israéliens ; des relations qui se sont révélées impossibles en un instant. Quelque chose s’est cassé. Entre eux d’abord. Et vous qui avez consacré toute votre vie à être la charnière, le facilitateur, n’arrivez plus à recoller les morceaux. Et vous vous sentez inutile, parce que vous n’êtes pas fait pour l’opposition. Quand la logique échoue, les émotions prennent le dessus. Et il y a une tentation du mal qui vous assaille : celle de vous sentir impuissant face au mal. Vous vous demandez : comment pouvez-vous vivre en chrétien dans une telle crise ? Alors vos gens qui vous cherchent, qui attendent un mot de votre part, qui veulent seulement vous voir, vous ramènent à un niveau de réalité. Ils vous cherchent, et vous devez être là, car un chrétien vit sa vie dans la lutte contre le mal.

Tout cela ressort de la lettre qu’il a écrite à son diocèse, une lettre qui a été très impressionnante même en dehors de ce pays.
J’ai écrit cette lettre un dimanche après-midi. J’ai ressenti le besoin d’écrire non seulement à mes frères dans la foi, mais aussi à moi-même. Pour réorganiser ma pensée. Comprendre à nouveau mon rôle et celui des chrétiens sur cette terre. Sans aucune présomption, mais je sentais que pour beaucoup mes paroles étaient attendues comme une valeur existentielle. Vous voyez, être chrétien ici n’est pas comme en Europe. Ici c’est un signe d’appartenance, un style de vie qui vous accompagne tout au long de votre vie, à chaque instant de votre vie. Vous ne l’oubliez jamais, et si vous l’oubliez, les autres vous le rappellent. Et puis j’ai voulu dire les choses clairement, pas comme dans les interviews où on ne peut pas s’exprimer pleinement, on est souvent mal représenté, et on essaie de vous faire prendre un parti ou un autre. Il fallait dire une parole vraie, priée et réfléchie.

J’imagine qu’il y a cependant la difficulté de devoir dire un troisième mot alors qu’on est majoritairement pasteur d’un des deux partis.

Pas du tout. Les chrétiens constituent une réalité bien plus composite dans ce pays. Parmi les trois religions abrahamiques, nous sommes les seules à ne pas nous identifier à un seul groupe ethnique. Je vais vous donner un exemple : en ce moment par exemple, il y a des soldats catholiques qui, sous la bannière israélienne, sont à Gaza. Eux aussi font partie de mon troupeau. Ensuite, il y a les communautés de langue hébraïque, les étrangers, les travailleurs immigrés. C’est aussi pourquoi j’ai dit précédemment qu’il fallait une dose supplémentaire de courage pour maintenir l’unité malgré nos différences. Même parmi les prêtres, il existe des situations différentes, ceux qui vivent directement la situation ont certainement des sensibilités différentes. J’avais envie de les rencontrer et de les écouter. Même dans des positions différentes, il est important de laisser les gens parler et de savoir écouter. Mais dans ma lettre, et dans toutes mes communications, j’ai toujours et seulement voulu dire qu’il faut partir de l’Évangile et finir par l’Évangile. Peut-être que mes paroles n’ont pas toujours été comprises et bien reçues dans cette diversité de positions, mais il était nécessaire que je parle avec vérité, en réaffirmant que seul l’Évangile est notre boussole. Nous ne devons jamais oublier que nous sommes avant tout chrétiens et nous devons nous demander comment vivre en chrétien dans cette situation. C’est une question, soyons clairs, que je me pose avant tout. Après un premier moment de confusion, la situation est désormais plus claire, malheureusement plus claire. Cependant, de nombreuses questions restent ouvertes sur les conséquences de cette crise, sur la manière de reconstruire un tissu de relations humaines.

Justement, la suite. Comment sortir de cette guerre ?

La guerre finira tôt ou tard, mais les conséquences de cette guerre seront terribles. Vous voyez, il y a deux questions qui me semblent particulièrement préoccupantes. La première est que les deux parties semblent manquer d’une vision stratégique autre que celle de l’anéantissement mutuel. Même la terre semble être passée au second plan face au désir de destruction mutuelle. Il n’y a pas de stratégie de sortie. La seconde est la difficulté de prendre ses distances, même émotionnellement, avec le passé lourd des deux peuples, l’Holocauste et la Nabka, évoqués le 7 octobre.
L’impact émotionnel est énorme, notamment pour la population israélienne.
Considérez qu’Israël est issu d’années de bien-être économique, d’un style de vie occidental, qui avaient mis fin au conflit. Et surtout, considérez qu’Israël est un petit pays pour lequel 1 400 morts, c’est beaucoup. Si on le compare en pourcentage à la population des nations européennes, c’est comme si 15 000 personnes avaient été tuées en un matin à Rome, Londres ou Paris. Il y a très peu de voix au sein des deux camps qui, pour l’instant, sont capables de penser à l’abri de cet impact émotionnel.

Puis, à un moment donné, ils vous demandent de vous proposer comme remplaçant des otages.

A vrai dire, un journaliste m’a demandé lors d’une conférence de presse si j’étais prêt – si c’était possible – à m’offrir en échange des otages. Et j’ai répondu : certes oui, un chrétien – et surtout un évêque – est toujours appelé à offrir sa vie pour les autres. Rien d’extraordinaire : c’est la suite de Jésus, qui l’a fait pour nous tous. Puis, de manière inattendue, la nouvelle a fait le tour du monde ; dans ce climat polarisé, certaines personnes l’aimaient et d’autres non. Inutile de dire que j’aurais dit la même chose pour les Palestiniens. Mais, je le répète, il n’y a rien d’extraordinaire.

Bien sûr, pour ceux qui voient les signes, le fait qu’un samedi matin elle reçoive à Saint-Pierre un chapeau rouge, symbole d’une vie offerte jusqu’à l’effusion de sang, et que le samedi suivant éclate la guerre dans son pays, a quelque chose d’extraordinaire.

Je ne sais pas si c’est extraordinaire. En tout cas, je m serais passé volontiers de ces deux choses…
Évidemment, j’y ai pensé aussi. Il y a un signe, mais je ne sais pas comment l’interpréter. Je ne sais pas ce que dit le Seigneur. Je sais seulement qu’il faut désormais un mot clair et fort pour donner une direction. Avec le cardinalat, vous déclarez offrir votre vie jusqu’au martyre. Mon peuple vit désormais ce martyre. Quant à moi, je ressens plus que jamais l’engagement de donner ma vie. D’un autre côté, si vous ne donnez pas votre vie, il n’y a pas de vie. C’est la loi du chrétien. Dans les premières heures qui ont suivi le 7 octobre, je me suis senti incompétent. Maintenant, surtout par la prière, j’essaie de discerner la volonté du Seigneur. Ce qui est très clair pour moi, c’est l’amour pour mon peuple. Pour tout mon peuple. Avec toutes leurs contradictions. Il y a un passage qui m’a toujours frappé dans une lettre que saint François a écrite au Ministre général qui se plaignait de la difficulté de « gérer » les frères, et le saint répond brutalement : retournez vers vos frères et aimez-les, et n’ayez pas la prétention d’en faire non seulement de meilleurs frères, mais de meilleurs chrétiens. Car maintenant j’ai compris que le premier besoin autour de moi est précisément celui de pouvoir lire les événements de ces jours à la lumière de l’Évangile. Une parole de l’Évangile qui vous aide à vivre cette situation. Et plus encore la situation qui sera. Même si aujourd’hui on ne sait pas à quoi ça va ressembler. Nous savons simplement que ce ne sera plus jamais pareil. Savoir écouter les différentes demandes qui nous entourent, les comprendre, sans les juger, comprendre ce qu’il y a à l’intérieur, d’où elles viennent. Savoir écouter tout le monde, pouvoir parler à tout le monde.

Parlez-vous aussi aux terroristes ?

Nous parlons à tout le monde. Si c’était possible avec eux aussi. D’un autre côté, si nous n’avions pas à parler aux pécheurs, toute l’histoire de Jésus n’aurait aucun sens. Soyez clair avec tout le monde, mais parlez à tout le monde.

Pouvez-vous aimer tout le monde ici maintenant ?

Il faut aimer tout le monde. C’est le grand défi auquel nous sommes confrontés ici en tant que chrétiens. Être capable d’aimer le juif et le musulman, l’israélien et le palestinien. Même s’ils ne reconnaissent pas notre amour.

Est-il également nécessaire de reconstruire l’unité des chrétiens en Terre Sainte ?

Les chrétiens de Terre Sainte ne sont pas divisés. Confus oui, fatigué, mais pas divisé. Confus, car cet impact émotionnel dont nous parlions auparavant les affectait également. Par exemple, la communauté de langue hébraïque a mal réagi à la première lettre des patriarches, et la communauté arabe, à d’autres égards, peut dire la même chose. Pour moi, l’important c’est qu’ils aient vu que leur évêque est là. L’évêque peut parfois être apprécié et parfois non, mais il est là. Une fois les bols immobilisés, il va falloir se parler et se comprendre. Ce ne sera pas facile, mais nous le ferons. Tout comme cela se fera plus généralement dans les sociétés qui habitent ces terres. Et puis il faudra que cette petite communauté chrétienne puisse dire quelque chose à tout le monde. Mais aujourd’hui, il est encore tôt, car il y a encore beaucoup de douleur, et quand il y a de la douleur, l’espace d’analyse et de réflexion se rétrécit. La douleur absorbe beaucoup d’énergie, cela prendra donc du temps. Une chose que j’ai comprise ces derniers jours (et peut-être suis-je un peu faible là-dessus), c’est qu’il y a un grand besoin de proximité, d’affection. En fait, on m’a demandé : « Dis-nous que tu nous aimes ». C’est important, il ne faut pas le sous-estimer.

Cela vaut également pour le cardinal, j’imagine.

Bien sûr, mais le cardinal a plus de chance, car il a beaucoup ressenti votre affection et vos prières. En revanche, lorsque l’on a une responsabilité, une certaine solitude est nécessaire et même profitable. Et vous devez aussi le garder. Il est inutile pour moi de vous dire que la proximité la plus étroite et la plus réconfortante a été celle du Pape François, qui m’a rappelé il y a quelques jours encore. Je voudrais ajouter encore une chose concernant l’orientation de notre communauté chrétienne. La polarisation qui l’entoure me fait certainement mal, mais en fin de compte, les chrétiens sont des êtres humains comme tout le monde et, comme tout le monde, ils se nourrissent aussi d’émotions. Si une chose similaire s’était produite en Italie, en Espagne ou en France, les chrétiens auraient-ils réagi différemment ? Et puis cette tragédie offre aussi, si je puis dire, l’opportunité de repenser son identité. Ce matin même, ils m’ont appelé pour me dire que les cours d’orientation spirituelle que nous avions promus dans les locaux de notre séminaire de Beit Jala explosent d’inscriptions : il y a un grand besoin d’une parole qui ait du sens.

Des paroles pleines de sens que le troupeau attend avant tout de son berger.

Écoutez, jamais auparavant je n’ai compris autant que dans cette situation que mon rôle implique, plus que la responsabilité, un haut degré de paternité. Le père est celui qui écoute, guide, dirige, conseille, corrige, garde, protège. Le père est celui qui génère la vie. Et ici et maintenant, il y a un grand besoin de générer une nouvelle vie.

Église Catholique d'Algérie