Albert Gruson, un frère

Albert Gruson nous a quittés au matin du 12 février 2022, au lendemain de l’installation de Jean-Paul Vesco comme archevêque d’Alger. Il veille maintenant sur ce diocèse d’Alger, sur cette Eglise d’Algérie qu’il aimait tant, comme ce pays dans lequel il était arrivé à la toute fin des années 60.

Albert Gruson (au milieu) entouré de Louis Lucas (à droite) et de Robert Duplan (à gauche)

Albert Gruson (au milieu) entouré de Louis Lucas (à droite) et de Robert Duplan (à gauche)

De ce prêtre, de ce frère, membre comme moi de la Fraternité Jésus Caritas, dans la spiritualité du Père Charles de Foucauld, je voudrais retenir trois souvenirs.

Le premier se situe au siècle dernier, alors que l’autoroute Oran Alger n’existait pas encore. La route n’était guère plus longue, mais le temps pour la parcourir, oui. Il nous fallait alors traverser villes et villages qui parsemaient cette route. Nous râlions parfois des multiples ralentissements dans les villages, mais la vie était présente, les femmes et les hommes qui traversaient n’importe où, les enfants dont nous interrompions la partie de ballon, les magasins que nous finissions par connaitre, boulangeries, gargotes avec leurs merguez qui nous donnaient faim. Et presque à mi-chemin, Sidi Bouabida, où logeait alors Albert. Un petit coup de téléphone pour l’avertir de mon passage, seul ou avec l’un ou l’autre collègue, et il se faisait une joie de nous accueillir pour une pause déjeuner. Il fallait pousser un peu les piles de journaux et de revues qui encombraient tables et chaises, mais quel bonheur de passer ce moment avec lui. Il vivait là, modestement, dans cette petite maison, au milieu de ses voisins et voisines qu’il connaissait tous, partageant souvent leurs repas, leurs fêtes, leurs deuils, recevant nombre de confidences dont il se faisait parfois, discrètement, l’écho. Nous découvrions à chaque fois, un frère, certes un peu isolé et heureux de nous rencontrer, mais tellement à l’aise au milieu « des siens », ses amis, ses anciens élèves du collège des Attafs où il avait enseigné le français, et aussi les quelques religieuses qui habitaient alors dans son secteur, à El Hassania, Ténès, ou à l’hôpital tout proche de Sidi Bouabida. Période sans doute la plus heureuse de sa vie, même si elle devait être assez rude à certains jours. Il vivait là, il priait là, il rencontrait là ceux et celles qui lui étaient proches, à la manière de Charles de Foucauld, à la manière discrète de Jésus de Nazareth.

Le second souvenir se situe à Alger, dans le presbytère d’Hydra, dans lequel il s’installa quand les événements des années 90 l’obligèrent à quitter précipitamment Sidi Bouabida où sa vie était maintenant en danger. Un arrachement douloureux pour lui, et pour la plupart de ses voisins qui avaient peur pour lui, pour sa vie. Après quelques pérégrinations, il fut nommé curé de la paroisse d’Hydra, héritant d’un grand presbytère, d’une « vraie » église et de paroissiens européens pour la plupart. Les débuts ne furent pas simples pour lui, et son regard retrouvait toute sa lumière quand il voyait arriver un de ses amis de Sidi Bouabida ou d’El Asnam ; quand un coup de téléphone lui donnait des nouvelles des uns et des autres, quand il avait la joie, à l’occasion de ses visites à la prison d’El Asnam dont il était l’aumônier, de s’arrêter dans une famille amie. Sa grande maison accueillait souvent du monde. Sa table était toujours garnie. Nous en profitions parfois quand nous venions, mes collègues et moi pour le Salon international du Livre d’Alger. La « soirée chez Albert » était un incontournable attendu et tellement agréable. Nous y retrouvions cet homme attentif à chacun, à l’écoute, intéressé par ce que nous lui disions de la bibliothèque, de la vie oranaise, de ce que chacun et chacune avait à lui partager. Il nous partageait la vie de son quartier, des gens modestes qu’il rencontrait, même à Hydra, sa femme de ménage, les petits commerçants de la place, ses amis kabyles, sub-sahariens.

Le troisième souvenir, je pourrais indifféremment le placer à Notre-Dame de l’Atlas de Tibhirine ou à Ben Smen, les deux lieux les plus habituels de nos rencontres de « fraternité Jésus-Caritas », fin décembre et fin juin de chaque année. Moment de partages fraternels approfondis avec lui et les autres frères, moments de prière silencieuse, de prière partagée, moments où nous apprenions à chaque fois à nous connaitre un peu plus, un peu mieux. Moments de soutien fraternel aussi. Ce furent mes dernières rencontres prolongées avec Albert, quand, déjà fatigué, il dut quitter Hydra pour se retirer à la Maison Saint-Augustin, avec des confrères et consœurs malades ou trop âgés pour vivre seul. Ce ne fut pas facile pour lui, homme indépendant, aimant sa liberté de mouvement, mais il se mit, je crois, du mieux qu’il pouvait au service de cette petite communauté qu’il n’avait pas choisie, mais pour laquelle, tant que sa santé le lui permit, il soutint la vie de prière et de fraternité. Toujours fidèle à Jésus de Nazareth et à Charles de Foucauld son disciple bientôt canonisé.

C’est d’auprès de Dieu qu’Albert suivra cette canonisation. Qu’il soutienne maintenant de sa prière notre Eglise, notre Fraternité Jésus Caritas. Il fit partie de cette génération de prêtres et de religieuses totalement donnée à ce pays, à ses habitants, à cette Eglise, sans autre désir que d’aller au bout de leur vie ici, parmi les leurs.

Le 13 Février 2022

Père Bernard Janicot

Église Catholique d'Algérie